Article repris par AgoraVox
Faut-il réprimer le désir ? Dans son blog que j’apprécie , Patrick, haut cadre commercial dans une entreprise française en Chine, évoque « le désir durable » que chacun d’entre nous est désormais sommé d’avoir après la crise. Cette expression ne saurait être, le désir jaillit sans limite. Mais faut-il obéir aux diktats de mai 68 qui en faisaient le dieu ultime ? Nous changeons de monde, le bouleversement actuel le démontre à l’envi, ne faut-il pas changer aussi de façon d’être ? Pourquoi le laisser-faire intégral des mœurs serait-il ‘bien’, alors que le laisser-faire intégral en affaires serait ‘mal’ ? Peut-on séparer l’attitude privée de l’attitude dans les affaires ? Ce n’était pas l’avis d’Adam Smith, pape du libéralisme, qui avait écrit une ‘Théorie des Sentiments Moraux’ (1759) avant ‘La Richesse des Nations’ (1776). Car les affaires sont aussi affaires de mœurs.
Que nous changions de génération est la grande découverte de cette année. Les enfants du baby-boom sont désormais trop vieux pour imposer leurs manières et les excès qu’ils ont eus ramènent le balancier dans l’autre sens. Rappelez-vous mai 1968 : « interdit d’interdire », « faites l’amour, pas la guerre », « sous les pavés la plage ». Plus de limites aux désirs, l’immédiat de l’adolescence cigale plutôt que la prévoyance adulte des fourmis bourgeoises. Tout travail est une aliénation de la liberté ludique, place au bon plaisir, sous prétexte de ‘lutte contre l’exploitation’ de tous par quiconque. C’était mignon en 1968 à 20 ans (l’amour et la générosité quand on n’a rien), égoïste et arriviste en 1988 à 40 ans (chacun pour soi quand on a quelque chose), la catastrophe des subprimes, stock-options, traders et autres Madoff en 2008 à 60 ans (moi d’abord, consommation effrénée et fric quand on n’a plus que ça pour se sentir encore jeune). Le libertaire sympathique a évolué en ultralibéral arriviste puis en libertarien prédateur : l’homme est redevenu un loup pour l’homme. Le « désir durable » de Patrick en revient à se restreindre, au moins de pudeur, sinon de règles ; au moins vis-à-vis des autres, sinon de la planète : ne plus consommer à outrance, tempérer ses désirs, chercher à ne pas épuiser.
Sauf que je ne crois pas une seconde à cet oxymore du « désir durable ». Le désir est un torrent instinctif qui fait ce qu’il veut. Tout le processus d’éducation (famille) d’instruction (école) et de civilisation (société et culture) vise à dompter et canaliser ce désir. Heureusement qu’il existe, sinon nous n’aurions idée de rien, tout nous paraîtrait fade et sans attrait. Mais le désir déchaîné, tel qu’on l’a fantasmé en mai 68, a eu les conséquences qu’on sait : déstructuration intime, frustrations sociales, destruction de la planète. Les hédonistes égoïstes ont compensé par l’arrivisme et le m’as-tu vu à tout prix, dont le fric est un instrument. Il n’y a donc pas de « désir durable » possible, seulement une culture commune qui reconnaît le désir, mais le dompte et l’oriente. Freud a inventé le Surmoi qui, selon lui, discipline et sublime le ‘ça’. Mais redécouvrait le fil à couper le beurre pour les lourds bourgeois viennois. Platon en parlait déjà dans ‘La République’ comme une nécessité de société. Les désirs naissent de la vitalité intime et se révèlent durant le sommeil, « quand la partie de l’âme qui est raisonnable, douce et faite pour commander à l’autre est endormie, et que la partie bestiale et sauvage, gorgée d’aliments ou de boisson se démène et, repoussant le sommeil, cherche à se donner carrière et à satisfaire ses appétits. Tu sais qu’en cet état elle ose tout, comme si elle était détachée et débarrassée de toute pudeur et de toute raison : elle n’hésite pas à essayer en pensée de violer sa mère ou tout autre, quel qu’il soit, homme, dieu, animal ; il n’est ni meurtre dont elle ne se souille, ni aliment dont elle s’abstienne ; bref, il n’est pas de folie ni d’impudeur qu’elle s’interdise » (Livre IX).
Bosch l’Avarice :
Platon, en bon Grec pondéré, distingue les désirs nécessaires des désirs superflus. Ces derniers sont définis comme « le désir qui va au-delà (…) désir qu’on peut, par une répression commencée dès l’enfance et par l’éducation, supprimer chez la plupart des hommes, désir nuisible au corps, non moins nuisible à l’âme, à la sagesse et à la tempérance » (Livre VIII). Ce sont des « désirs prodigues », non des « amis du profit » – ainsi le dit Platon. Il faut donc « réprimer » les désirs et les canaliser au profit du bien commun et de l’utile à soi. Pour Platon, sagesse est tempérance et plus l’on est tempéré, plus l’on est sage. L’éducation est répression des désirs infantiles, l’instruction est répression des désirs hédonistes, la civilisation est répression des désirs égoïstes. Le petit d’homme doit apprendre à se maîtriser, à travailler, et à servir la société comme la culture universelle. Discipline, travail et service étaient justement les trois horreurs de la jeunesse 68 ! Ne faudrait-il donc pas en revenir à la société précédente qui les valorisait ? Patrick a-t-il songé aux conséquences de l’aspect « durable » qu’il veut donner à ses désirs ?
Allez, disons-le, serait-ce « réactionnaire » ? Le terme connote en effet une idée de revenir à ce qui était. De fait, Platon préfère les oligarques, plus disciplinés et tempérants que les démocrates. Mais il déteste plus encore les tyrans, qui sont les démocrates dévoyés, ceux pour qui les désirs sont des ordres, surtout les leurs. « De l’extrême liberté naît la servitude la plus complète et la plus atroce » (Livre IX). C’est bien ainsi que la crise de 1929 s’est terminée en Allemagne, en Italie, au Japon… Aujourd’hui, la licence de tout laisser-faire dans les mœurs a abouti à l’anarchie prédatrice du chacun pour soi dans les affaires : crédits irremboursables, gratifications sans causes, trading sans limites et autres escroqueries en pyramide. En plus futile mais de même eau, les banquiers n’ont-ils pas rechigné en France à laisser leur bonus durant cette année de crise ? Les fusionnés de Merrill-Lynch ne se sont-ils pas largement servis avant de se donner à Bank of America ? L’ex-PDG de Vinci ne réclame-t-il pas 80 millions € en primes aux prud’hommes, malgré la chute de sa société ? Ces actes égoïstes, signes de mœurs déréglées, ne risquent-ils pas d’appeler une réaction violente des autres, gouvernants ou gouvernés ? Une nouvelle tyrannie à venir ?
Si Platon n’était en effet pas un démocrate, le monde a changé et la culture s’est enrichie. On ne réclame pas aujourd’hui le retour à l’aristocratie (de naissance), tandis que l’oligarchie (de fait) montre ses méfaits : les prédateurs au pouvoir en Russie, les communistes du parti en Chine, les patrons-énarques en France, les lobbies du pétrole, de l’armement et de l’agriculture aux Etats-Unis, l’armée en Algérie et au Pakistan – entre autres. La « démocratie » nous suffit, même si nous avons conscience qu’elle n’est qu’un idéal sans cesse à bâtir, tenté d’oligarchie à chaque minute si on laisse faire. Mais Platon avait raison : sans éducation dans la famille, instruction à l’école et civilisation dans la société, l’homme n’est que bête. Bestial infantile à vouloir tout, et tout de suite. Bêta égoïste à foutre les autres et à se foutre des autres. Bête immorale à ne respecter ni dieu ni maître, ni même une quelconque règle. Nous ne réclamons surtout pas le retour à la société d’avant 68, répressive, hiérarchique et du devoir – ce caporalisme moraliste qui hante la société française depuis Napoléon (aussi bien dans la droite morale que dans la gauche morale). Nier la réalité des désirs ne sert à rien : ils sont là et se manifestent comme une source irrépressible qui jaillit. Mais les maîtriser sert à soi-même pour se construire, et à la société pour servir au projet commun. On ne naît pas homme, on le devient. Oui, l’éducation, l’instruction et la civilisation – tout ce qui maîtrise les désirs - nous rendent humains ! Il n’est pas interdit d’interdire, ni de faire la guerre malgré l’amour, ni de retourner aux pavés après la plage.
Je ne peux partager l’expression « désir durable », contradictoire en elle-même, de Patrick, mais je vois bien ce qu’il veut dire : on ne refait civilisation qu’en reconnaissant, en domptant et en canalisant le désir. Sinon, c’est la tyrannie qui vient !
Platon, La République (428 avant JC), traduction d’Emile Chambry, Belles-Lettres.
Une édition poche récente.