Dimanche de la vie, 1 ter
Je vais terminer l’hommage à Iossip Brodski par ce poème dédié à la grande Anna Akhmatova que j’aurais aimé citer aussi mais je ne retrouve pas mon bouquin… L’autre jour, pendant la manif’ qui emprunta à Niort des rues étroites (rue du Petit Banc ou rue Mellaise) histoire de consteller d’autocollants revendicatifs les hautes grilles du patronat local, il m’est revenu des échos de ce poème alors que je cheminais perdu dans la foule compacte aimantée par une sono lointaine crachotant des slogans. En particulier cette image de « la flûte enchantée sifflera par les ruelles ». Je n’ai vu nul joueur de flûte et il n’advint pas non plus de sort funeste à notre paisible troupeau déroulant sa force tranquille, en ce début d’un 21e siècle qui ne s’annonce pas vraiment doré… Mais si la poétesse « écrit de biais » sur ceux qui peut-être se mettent en marche vers quelque élévation, le poème parle d’or :
A Anna Akhmatova
Tendus vers le ciel les coqs chanteront,
par les avenues crisseront les bottes,
les chevaux d’émeraude étincelleront
à l’heure même de notre mort.
La flûte enchantée sifflera par les ruelles,
les pistolets éclateront de rire
sur le canal près des vitres tremblantes,
la chambre s’inondera de lumière,
Et passeront en effleurant les buissons
les soldats invisibles de l’été brûlant,
le long des allées taillées à ras
comme les ombres des vaisseaux ovoïdes.
Ainsi s’avancera le vingt et unième siècle d’or
sur la piste éblouie de soleil rouge
renversant l’univers dans la brume
pour répondre aux questions et aux anathèmes. (…)
Dans une chambre étroite et sans livres,
sans courtisans – là-bas vous n’êtes plus pour eux –
vos tempes entre les paumes de vos mains,
sur nous vous écrirez de biais.
Et vous nous direz alors : Seigneur, mon dieu,
cet espace désert n’est plus que chair
d’esprits trahis par leur vocation.
Ce n’est pas ta nouvelle Création.
Joseph Brodski, à Anna Akhmatova, in Colline et autres poèmes, traduction de Jean-Jacques Marie, éditions du Seuil.