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Dix jours à Palavas

Publié le 04 février 2009 par Jlhuss

sans-titre-1.1233611688.jpg- Au fond, tu me dis que l’argent ne fait pas le bonheur. Ce n’est pas une belle idée reçue, ça ?
- Les idées reçues sont banales mais souvent justes. Ça vaut mieux qu’originales et tordues. Tu viens me questionner, je te réponds, tu en feras ce que tu veux… Je te répète que je suis pauvre et heureuse. Je ne comprends pas les besogneux pour qui chaque jour est une plainte. Ils campent dans l’envie, à l’ombre de votre assistance. Joindre les deux bouts est leur abcès, tirer le diable par la queue leur vice. Pas étonnant que le diable les enfourche, ils n’avaient qu’à le laisser dormir.
- Tu ne crains pas d’insulter la misère avec ces propos provocateurs ?
- La seule misère, c’est la soif et la faim qui font mourir l’enfant dans les bras de sa mère. Si cette misère-là t’intéresse, ne viens pas jouer les reporters en Europe.
- Tu dis « pauvre et heureuse ». Est-ce que tu veux préciser?

- Pauvre puisque j’ai rien, tout mon avoir est dans ce sac. Je t’étonnerais pas mal en te disant ce qu’il contient… Heureuse, parce que j’ai aucune des envies qui te font courir. J’ai décidé une fois pour toute à vingt ans, après une année de fac, qu’on ne m’aurait pas, que je n’entrerais pas dans le manège à pompon, que je vivrais au jour le jour, ici, ailleurs, selon le désir et la saison. J’ai besoin de huit euros par jour. Ça se récolte encore honnêtement dans un pays civilisé : du pain, trois fringues de déballage, l’eau des fontaines publiques, des fruits au rebut des marchés, du tabac gris, parfois du vin, de la viande si ça se trouve, rarement, mais il paraît que ça vaut mieux pour les artères. Je me lave en entier une fois par semaine, ce que faisaient tous les gens normaux jusqu’à la moitié du vingtième siècle. Et l’hiver, pas folle, je descends en stop dans le Sud, au lieu de me geler les miches sur les trottoirs de Paris, comme les clampins qui font pitié.
- Tu comptes mener cette vie longtemps ?
- Tant qu’elle me plaira.
- Tu ne regrette jamais de vivre en marge, de ne pas être utile à la société ?
- Je ne vis pas en marge, je vis en friche. Les friches sont très utiles. Les jachères, les terrains vagues, c’est plein de vie, de la vie gagnée sur les insecticides, les parkings, les tours, le pib, la pub, le cac, le taux de croissance et toutes les merdes qui nous pourrissent le globe.
- Pas envie de famille, d’enfants ?
- Ni enfant ni chien : tout mon pain pour moi… Tu te crois si beau que tu veux absolument faire un petit qui te ressemble ? Si intéressant, si rare ? Laisse donc tes gènes disparaître avec ton nom. Tu ne seras guère plus longtemps regretté par ta progéniture que par la boulangère du coin.
- Alors, aucun besoin de tendresse ?
- Comment ! Je vis dans la tendresse, c’est ma respiration. Quand tu ne possèdes rien, tu n’as ni proie ni prédateur. Dans les villes, dans les campagnes, sur les places, les plages : tendresse partout. Il suffit d’ouvrir les yeux, je suis au spectacle, aux sensations, aux minutes qui passent comme l’eau coule… Attention, tendre mais pas conne, j’ai quand même le cran d’arrêt dans une poche. Uniquement contre les baiseurs. De ce côté-là aussi je veux pouvoir choisir.
- Tu as des amoureux ?
- En général je dissocie. Un mec de loin en loin si ça titille. D’autres êtres pour le sentiment, jamais les deux ensemble et jamais très longtemps, ça compliquerait.
- On dirait que tu te venges d’une enfance malheureuse.
- Bravo le psy ! Pas du tout. Mes parents s’entendaient bien, nous adoraient, mon frère et moi. Petite aisance. Toi tu dirais pauvreté. Mettons qu’ils trimaient pas mal pour nous payer dix jours de camping à Palavas. Quand je suis partie, ils ont pleuré, et m’ont dit qu’ils seraient toujours là en cas de malheur. Mon frère vit près d’eux, à Bourges, marié, deux enfants, employé à la Caisse d’épargne, une autre nature. Quand j’ai une tune de trop, je leur envoie une carte. Ça doit les rassurer.
- Et si tu tombes malade ?
- Bon, tu as décidé que je déprime ? Si je tombe malade… si je tombe malade… D’abord je n’ai pas trente ans, ça laisse un peu de marge. Passé quarante-cinq on verra. Je n’ai pas envie d’être vieille. C’est bizarre, je suis heureuse à mon goût, et pourtant l’idée de mourir ne m’ennuie pas. Je crois qu’il y aura mieux après, que ce sera comme des grandes vacances à perpétuité, celles dont je rêvais petite quinze jours avant la rentrée grise, avant l’odeur des cahiers, les colères des maîtres parce que je me levais sans arrêt de ma chaise et que je refusais de rentrer en classe à la fin de la récréation. Déjà, tu vois!
- Tu disais que je serais étonné de savoir ce qu’il y a dans ton sac.
- Ah ! je t’attendais là… Pour l’hygiène, un savon, une brosse à dents et des préservatifs.
- Alors là, je tombe d’étonnement !
- Pour le coeur, la petite médaille en plaqué or de mon baptême, avec la chaîne. Ma mère a voulu que je la prenne en partant. Tu préfères ?
- Très bon, les lecteurs seront touchés. C’est tout ?
- Un dernier trésor, le vrai, pour l’intelligence. Je te conseille pas d’en parler dans le bouquin, on t’accusera de romancer…
- Dis toujours.
- Le seul vestige de mes études, un Budé bilingue de Sénèque, le De Brevitate vitae. Tiens, de mémoire : « Tu occupatus es, uita festinat ; mors interim aderit, cui uelis nolis uacandum est. » Hein ! Ça te la coupe. Une clodo latiniste ! Je t’avais prévenu que j’étais pas représentative. Ni toi, ni le type là-bas qui traverse. « Un tel, un tel, un tel », ça ne fait jamais un tas. Les gens sont pas des feuilles. Plutôt des ombres, des négatifs d’eux-mêmes. Moi les ombres, j’aime bien les regarder tourner avec le soleil. Mais parfois le temps se couvre, le soir tombe. Où vont les ombres quand il n’y a plus de lumière ? Tu sais, toi ?… Allez, salut. Et ne mets pas ces phrases-là dans le livre, ça ferait marrer.

Moulin des ombres, juin-juillet 2008, janvier 2009

Arion

[C’est le dernier de la série “Moulin des ombres” ! En attendant avec impatience une nouvelle production Arionesque]

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