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Leadership et développement durable (Laurent Lapierre et Aude Porcedda )

Publié le 05 février 2009 par Levidepoches

Leadership et d??veloppement durable (Laurent Lapierre et Aude Porcedda )

C'est sans doute une marque de leadership qu'il y ait des mots ou des phrases prononcés à certaines époques qui soient devenus tellement célèbres qu'on n'a plus besoin de dire de qui ils sont lorsqu'on les cite.

I HAVE A DREAM

«I have a dream» entre dans cette catégorie. On pourrait donner une longue liste de ces expressions : «Alea jacta est», «To be or not to be», «We are such stuff / As dreams are made of», «Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point», «Dieu est mort», «Rosebud», «La seule question philosophique vraiment sérieuse est celle du suicide», etc.

Il n'existe pas de tels mots ou de telles expressions pour faire référence au développement durable. Il n'y a rien de «durable» ou de mémorable encore! Pourtant, la littérature sur ce thème déjà éculé est abondante alors que les études de terrain, pour comprendre l'impact sur les transformations des organisations, sont encore peu nombreuses. La généralisation du phénomène permet néanmoins d'affirmer que le développement durable est devenu une question inévitable et, malheureusement, une norme! C'est surtout dans sa dimension sociétale qu'il doit encore être inventé. Peut-on alors parler de l'émergence d'un nouveau leadership s'inspirant de l'esprit du développement durable?

Répondre à cette question suppose de préciser la nature et l'ampleur des transformations et de caractériser les processus en cause. Pour y parvenir, nous avons décidé d'adopter une posture «artistique», non «scientifique». La gestion est un art, non une science. La rigueur de l'art sied mieux pour parler de leadership que les pseudo-sciences de la gestion. Descartes avait tort et Spinoza raison : l'esprit et le corps ont des racines communes. Il faut redonner leurs rôles aux émotions dans le raisonnement et la prise de décision. Le rêve et le fantasme font partie intégrante de la pensée et de l'action. Suivre sa curiosité, son coeur, ses rêves et son intuition, voilà ce qui s'enseigne peu à l'université.

La première partie de l'article, à travers le rêve - mi-utopie, mi-réalité - d'un individu qui imagine un monde où le développement durable serait appliqué à la lettre, utilise l'angélisme. Cette partie se veut pamphlétaire et non méprisante quant à la valeur des transformations en cours. Et si c'était vrai? En nous posant cette question, nous tentons de mener un début de réflexion sur les limiites de la normalisation du développement durable et de la gestion par projet dans des organisations complexes. La dernière partie ouvre des pistes de réflexion sur les conséquences du changement et sur l'impact de celles-ci sur les pratiques de gestion du personnel et sur le rôle des dirigeants d'entreprise interpellés par le phénomène du développement durable.

UTOPIE... OU CHANGEMENT DE PARADIGME?

«Il a fallu finalement bien peu de choses pour que s'engage la gestion durable de l'entreprise... L'annonce de fermetures d'entreprises a augmenté de façon importante, le marché est de plus en plus incertain, la réglementation évolue sans cesse, les interpellations citoyennes sont de plus en plus directes, la protection de l'environnement, la décroissance économique et la responsabilité sociale sont maintenant sur toutes les lèvres des dirigeants d'entreprise et entre les mains de leur personnel.

Parallèlement, le leadership fait l'objet d'un engouement sans précédent dans les discours de gestion. Il figure comme une solution pour guider le changement incessant auquel les organisations doivent faire face (Fortier, 2008; Ballé, 1987). Une campagne intensive sur une nouvelle manière de diriger se met en place pour éviter les fléaux appréhendés.

À la surprise générale, les dirigeants se laissent convaincre par le développement durable et tentent de changer peu à peu leur comportement. Ils utilisent davantage un mode de fonctionnement centré sur l'humain et un style de gestion plus inclusif et transversal. Ils intègrent les fournisseurs locaux, emploient les populations locales et soutiennent les entreprises locales. Ils adoptent une économie basée sur la décroissance et des gestes écologiques tels que la diminution de la consommation d'énergie, la réduction des déchets, la création de bâtiments LEED (Leadership in Energy and Environmental Design) et l'utilisation de technologies vertes.

De plus en plus de leaders - dirigeants ou employés - y trouvent une cohérence entre leur discours et leurs actions ainsi qu'une harmonie entre leur choix de gestion et leur mission. La mise en oeuvre du développement durable améliore l'image de l'entreprise, contribue à la diminution des risques et est un atout concurrentiel. Le développement durable permet également de développer l'innovation et de réduire le coût des charges.

Il est désormais courant de voir des entreprises qui se félicitent de la réduction de leur consommation énergétique et de la diminution de l'absentéisme de leur personnel qu'elles attribuent à la pertinence de leur stratégie de développement durable et à la force de conviction des dirigeants. L'étonnement est grand de voir que le mouvement s'amplifie.

En 2008, une enquête réalisée auprès de plusieurs entreprises françaises montre qu'elles sont toutes dotées d'une personne dédiée au développement durable. Le niveau d'engagement est exponentiel. La création de configurations organisationnelles, multisecteurs, multipartenaires, multiéchelles facilite les relations professionnelles. Le développement durable amène une participation des groupes et des individus, une vision transversale des activités et une démarche pluridisciplinaire dans la résolution des problèmes (Lepage et al., 2003). On tient compte de tout avant de prendre une décision.

S'identifiant de moins en moins uniquement au profit économique de leur entreprise, les dirigeants n'en font plus la finalité essentielle de leur discours et de leurs actions. Inspirés par le sens des obligations et des responsabilités ainsi que par le service qu'elle rend, les cadres découvrent qu'une organisation existe par la solidarité de ses membres. Les grands dirigeants réalisent qu'une vie (organisationnelle) existe en dehors des actionnaires. Un employé n'est finalement pas une «matière première» à exploiter jusqu'à épuisement (physique ou psychologique), comme il en est pour certaines ressources naturelles non renouvelables. Le taux d'épuisement professionnel serait même en baisse.

Le rôle du gestionnaire devient davantage celui d'un animateur, d'un facilitateur et d'un entraîneur qui soutient et prend en charge. Les outils à la disposition du leader ne se décrivent plus en fonction du pouvoir et du contrôle, mais en fonction de la vision, des valeurs, des relations et de l'éthique. Les bureaucrates dociles et les dirigeants stratégiques, touchés de plein fouet par cette situation, voient diminuer le nombre de personnes désirant travailler pour eux. On annonce que l'invention de modèles nouveaux, l'innovation et la créativité ont la cote.

Non seulement le comportement des dirigeants est atteint, mais la corruption et l'exploitation des enfants diminuent, entraînant de graves pertes de ressources humaines pour les grandes multinationales et de rentrées fiscales pour l'État de même que des diminutions d'emplois tant dans les secteurs industriels que dans celui de la santé.

Les actionnaires présentent des bilans catastrophiques, car ils n'arrivent plus à amortir leurs investissements très sophistiqués. Faute de clientèle, nombre de centres d'aide à l'emploi sont en train de fermer leurs portes. La situation est jugée grave par les chercheurs en gestion, qui réalisent de multiples études. D'après leurs analyses, si on veut la reprise, il convient de revenir à un mode de gestion plus conforme au «cercle de la raison» économique.

Rien n'y fait! Les dirigeants sont devenus désespérément créatifs et appliquent ce que, depuis des lustres, on leur présentait comme un comportement responsable et civique. Le plaisir de savourer le temps, les êtres et les choses remplace peu à peu la frénésie de les consommer.

Finalement, les multiples changements d'attitudes et de comportements - individuels ou collectifs - que cette démarche implique ont pris une ampleur considérable. Toutefois, grâce à une poussée d'attentats terroristes, on a vu notamment la courbe de l'emploi se redresser légèrement du fait de la création systématique de vigiles dans les magasins. Mais les destructions opérées et les emplois générés restaient largement insuffisants pour relancer la machine économique. Le produit intérieur brut (PIB) s'effondrait et l'on commençait à entendre des experts affirmer froidement : «Au fond, ce qu'il nous faudrait, c'est une bonne récession ou une bonne guerre...»

Au bord du lac, notre «expert» en développement durable se fait réveiller en sursaut par un voisin. Il se rappelle avoir lu dans le New York Times un article expliquant que le bilan des fermetures d'entreprises reste dans la moyenne saisonnière. Le marché boursier ne subit plus de variations significatives. Les changements climatiques, la bourse du carbone, la crise du pétrole, la crise alimentaire, la crise de la biodiversité et la loi sur le développement durable permettent d'envisager la création d'emplois dans les domaines de la santé, de l'environnement, de l'agriculture, de l'ingénierie et de la gestion.

Grâce au stress généralisé des salariés qui ont peur de perdre leur emploi et à celui des chômeurs qui n'en trouvent pas, l'Occident serait le champion du monde de la consommation d'antidépresseurs. L'article du New York Times annonce également de prochaines manifestations de citoyens, car le protocole de Kyoto, signé après le dernier mouvement social, n'a pas été respecté et les droits de la personne ne sont toujours pas appliqués en Chine. À son réveil, notre «expert» retrouvait son monde familier. L'économie et la démocratie se portaient bien.

Il n'avait fait qu'un mauvais rêve...

ET SI C'ÉTAIT VRAI?

Évidemment, les lignes qui précèdent peuvent ne relever que du rêve éveillé ou de l'utopie. Il n'en demeure pas moins que les écoles de gestion, les sciences économiques, politiques et sociales s'intéressent de plus en plus au concept de développement durable. Pour s'en convaincre, il suffit de constater l'émergence d'articles «scientifiques» sur cette question ainsi que le succès grandissant des colloques et des rencontres consacrés à ce sujet : production de communications,
d'articles et de formations.

Ces articles, qui sont souvent normatifs, proposent des solutions (normes, techniques, formations, modèles) pour parvenir à une bonne gestion des entreprises et de la société. Ce parti pris pour le one best way, pour le normatif encore, a pourtant montré ses limites depuis longtemps. Normaliser, établir des normes, c'est donner un cadre, mais c'est également prendre le risque de reproduire un modèle connu qui, à terme, présentera plusieurs limites.

Lorsque les aspirations sont grandes, les avantages du projet l'emportent souvent sur ses inconvénients. La persistance d'une gestion par projet - car c'est la solution que proposent la plupart des responsables et des experts du développement durable - résulte en fait de l'impossibilité de revenir à une organisation sans changement. Cette situation chaotique est-elle
soutenable?

Le développement durable implique alors une vision moderne du rôle des responsables, des professionnels, des citoyens et des partenaires ainsi que de la finalité de l'entreprise. Il conteste les pratiques antérieures ou traditionnelles de l'entreprise pour suggérer de nouvelles incertitudes professionnelles et institutionnelles. N'est-il pas possible de les réconcilier?

La démarche de réflexion sur le développement durable est trop souvent superficielle, car elle est rarement accompagnée d'une recherche en profondeur des moyens adéquats de mener à bien, avec l'ensemble des parties concernées, les transformations nécessaires. Rester entre initiés ou entre responsables implique qu'on ne va pas vraiment penser la gestion dans la perspective du développement durable. Les connaissances en management peuvent devenir paradoxalement
un obstacle. On ne va pas inventer une autre conception de la direction et de la gestion.

LES PERSONNES : DES RESSOURCES QU'ON ÉPUISE OU DES PUITS OÙ S'ACCUMULE L'EXPÉRIENCE?

On ne va pas utiliser les expressions «direction durable» ou «gestion durable». Mais une façon profitable de concevoir la direction dans l'esprit du développement durable serait d'assurer à ses collaborateurs un développement permanent et «durable». Il ne s'agit pas d'être naïf et d'en revenir aux prescriptions de l'école des relations humaines des années 1950, les mêmes illusions continuant de corrompre la gestion des «ressources humaines».

Diriger de façon réaliste signifie d'abord bien choisir les personnes. L'intelligence affective du dirigeant va lui servir autant que son intelligence cognitive, pour bien choisir au départ, former et évaluer en cours d'emploi. On n'embauche pas des diplômes ou des C.V. Être habilité techniquement ne veut pas dire qu'on soit compétent pour la vie dans l'organisation. Il faut aussi accepter que des gens ne veuillent pas grandir professionnellement et ne soient pas de bonne foi. Pour ne pas avoir à les congédier, il est plus simple de ne pas les embaucher.

Un dirigeant d'entreprise n'est pas un psychiatre, un psychologue ou un travailleur social. Toutefois, il a une responsabilité envers les personnes qui sont de bonne foi, qui veulent apprendre et se développer de façon «durable». Il a le devoir de faire une distinction entre les personnes qui veulent servir et celles qui ne veulent que se servir personnellement, au détriment de la finalité de son organisation. Il lui faut être à l'écoute, choisir et rester responsable.

Mais le leader n'est pas seul à contrôler un univers de plus en plus complexe, un univers oscillant entre tradition et modernité. De tout temps, le leader qui a connu du succès n'a jamais été seul. Mais plus que jamais, il n'y a pas une seule vision de la gestion d'une entreprise et encore moins une vision idéale à atteindre. La mise en oeuvre du développement durable implique des transformations sur de multiples plans, que ce soit la définition des rôles, la constitution des réseaux, la construction d'une vision, la réorganisation des structures, l'établissement des relations ou la prise en compte des individus.

Sur le terrain, il est possible d'observer une accentuation des contradictions entre le discours et l'action, entre les règles et les pratiques, entre les attentes du personnel et celles des partenaires qui tendent à transformer le projet initial. Par exemple, le discours de sensibilisation des dirigeants et du personnel aux problématiques sociétales et environnementales est très rarement intégré dans leurs pratiques quotidiennes.

La mise en pratique de règles et de politiques, telles que l'équité au moment de l'embauche, l'égalité des salaires et l'écocitoyenneté, est difficile à réaliser. Le besoin de ressources financières pour réaliser les activités conduit à faire appel à des partenaires sans toujours interroger la cohérence entre les valeurs des deux institutions associées. La plupart du temps, le processus de concertation et la recherche du consensus à tout prix l'emportent sur l'objectif de l'amélioration des processus de gestion.

Ces contradictions ne s'expliquent pas par une mauvaise volonté des personnes, même de bonne foi; elles sont dues au fait que l'entreprise est une organisation complexe. La place accordée au changement et aux projets de changement dans la gestion des organisations complexes a pour conséquence, quelle qu'en soit la rationalité apparente, de multiplier les éléments d'incertitude, de renforcer l'ambivalence des choix et d'accroître les sources d'irrationalité, en d'autres termes de soumettre les organisations aux aléas du changement (Ballé, 1987). Par conséquent, qu'il y ait ou non une adhésion aux principes dont s'inspirent les projets de changement, leurs forces et leurs faiblesses sont indissociables du rapport des individus et des groupes aux dirigeants et aux instances qui les forgent.

Le développement durable, à cause de sa résonance actuelle dans le monde, offre une vraie occasion de s'interroger sur les fins et les modes de fonctionnement des entreprises et sur la
direction des personnes. Mais pour qu'une remise en cause soit salutaire, elle doit être suivie d'un réel changement culturel, structurel et relationnel. Un projet de changement n'est jamais acquis d'avance. Le changement est un phénomène non pas naturel et continu, mais construit et discontinu, et qui prend du temps pour durer.

De plus en plus de chefs d'entreprise s'engagent volontairement ou non dans le développement durable. Toutefois, nous restons prudents au sujet des conséquences de cet engagement, surtout lorsqu'il provient de recommandations normatives. Le développement durable est une occasion d'inventer de nouvelles manières de faire, de repenser le système, et non de reproduire un modèle existant par infiltration. Définir une norme peut avoir pour effet d'endormir les gens. S'ils s'en tiennent à cela, le développement durable peut avoir le même effet sur les professionnels et les entreprises. Réfléchir aux rôles du leader et du personnel aujourd'hui, c'est refuser de penser, de dire et d'agir à la place des employés, c'est refuser de ne pas être créatif et, peut-être, refuser de s'endormir dans une attitude pas aussi nouvelle qu'elle en a l'air. Le développement durable permettra-t-il de penser la gestion et la direction autrement ou deviendra-t-il une autre mode ou théorie de gestion ?

Cet article a été publié dans la revue Gestion à l'automne 2008.


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