Grands enfants

Il fut un temps où les êtres humains vivaient parmi les géants. Ceux-ci assuraient nourriture, protection, chaleur, transport. Il suffisait de prononcer certains mots, d’espérer sans se lasser, pour obtenir enfin, mystérieusement mais à coup sûr, ce que l’on désirait. Ces géants pourvoyaient à tout, en se fiant simplement à eux, on vivait repu et content.

Dans ce monde d’abondance, dans cet âge d’or sans travail où tout s’obtient par le sentiment et l’insistance, on aura reconnu l’enfance, d’où nous tirons nos premières idées et surtout nos premières erreurs. Ainsi Alain réfléchit-il longuement dans Les Dieux sur le mot de Descartes : nous avons tous été enfants avant d’être hommes.

Réellement l’enfance est un monde magique. Les cris et les sourires, simples signes, produisent des effets démesurés : déplacements soudains, apparitions d’objets, grands tonnerres, déluges de tendresse. Physique sauvage, où la parole est une force fondamentale, et la persuasion le principe suprême. Si quelque chose manque ou va de travers, c’est qu’une volonté s’y oppose, qu’il faut se rendre favorable.

De là la vie de courtisan, toute de paroles, de sourires et de politesses, avec cette idée que tout et tous plieront devant de gracieuses manières. De là l’habitude de nommer les choses sans savoir ce qu’elles sont, et de lancer la parole en avant de la pensée. De là aussi cette ignorance des travaux réels des hommes, par lesquels aliments, édifices, vêtements sont effectivement, et péniblement, produits.

Pour l’enfant, il n’y a que des faveurs à obtenir, des mauvaises volontés à adoucir, d’abondantes réserves toutes prêtes quelque part. Pour l’adulte, il y a des tâches à effectuer, des objets à construire, des besoins indéfinis et des nécessités mécaniques, économiques, écologiques insensibles aux prières. Nous sommes adultes en peu de choses, et les gouvernants sont plus enfants encore que les gouvernés.