Nous avons tellement l'habitude d'associer le concret à une certaine immédiateté, à la facilité d'accès, au sensible, au particulier et à le placer au dessous de l'abstraction qui serait plus universelle, globale, plus subtile, et difficile d'accès. L'abstrait appartiendrait implicitement au monde des idées, et nous qualifions, comme par tradition, sans nous poser beaucoup de questions, les mathématiques d'abstraites, voire même de discipline la plus abstraite que l'on puisse trouver. Pourtant à y regarder d'un peu plus près, je ne suis pas sûr ques les choses soient aussi tranchées qu'il y parait. Afin de déterminer si les mathématiques sont concrètes ou abstraites, quelques citations peuvent nous aider à y voir plus clair. Laissons-nous transporter dans le voyage du concret, de l'abstrait et des mathématiques
Les triangles sont concrets...
Nous existons dans l'univers, nous sommes dans l'espace et dans le temps; cet homme, cet arbre, ce triangle sont concrets, présents, mais comme homme, arbre, triangle, sont des formes, qui sont reproduites par nos images mentales, nous pouvons les décomposer, voir comment elles sont faites, et par là même nous « voyons » que le triangle aura toujours telles propriétés, ...
RUYER, Esquisse d'une philos. de la structure.
Mais les universitaires ont le défaut d'être abstraits...
Pour moi, dit Augustin, j'ai dû y venir d'un point de vue abstrait, presque méthodologique. C'est un défaut d'universitaire. Ils ne voient des choses que leur idée platonicienne.
J. MALÈGUE, Augustin ou le Maître est là.
L'abstrait c'est l'étendue
Plus une idée a de simplicité, plus elle a de généralité; plus une idée est abstraite, plus elle a d'étendue. Nous débutons par le concret, et nous allons à l'abstrait nous débutons par le déterminé et le particulier pour aller au simple et au général.
V. COUSIN, Hist. de la philosophie du 18e siècle
le "un peu trop nombreux" !
Souvent je me retrouve triste, j'énumère des choses et mes dix doigts ne suffisent pas. Trop abstraites pour mes dix doigts.
Paavo Haaviko Le Palais d'hiver
le définitif
Les faits concrets ne satisfont pas notre esprit, qui aime l'aspect définitif des abstractions
CARREL, L'Homme, cet inconnu
L'intemporel
Il y a des sciences, comme les sciences abstraites, dont l'objet n'a rien de commun avec l'ordre chronologique des événements, et qui n'ont, par conséquent, aucun emprunt à faire à l'histoire, aucune donnée historique à accepter. Les théorèmes de géométrie, les règles du syllogisme, sont de tous les temps et de tous les lieux...
A. COURNOT, Essai sur les fondements de nos connaissances.
un stade de la pensée
Les variations quelconques des opinions humaines ne sauraient jamais devenir purement arbitraires, quoique je ne puisse démêler aucunement leur marche générale. (...) (Celle-ci) consiste (...) dans le passage nécessaire de toute conception théorique par trois états successifs : le premier théologique, ou fictif; le second métaphysique, ou abstrait; le troisième, positif, ou réel. Le premier est toujours provisoire, le second purement transitoire, et le troisième seul définitif. Ce dernier diffère surtout des deux autres par sa substitution caractéristique du relatif à l'absolu, quand l'étude des lois remplace enfin la recherche des causes.
A. COMTE, Catéchisme positiviste
le grand mystère
La géométrie, étude éthérée, se préoccupait de formes pures, de rapports, de structures abstraites, et non pas de vile matière. Elle poursuivait des idées désincarnées qui se prêtaient à la fois aux révélations les plus profondes et aux jeux les plus délicieux. L'énigme de l'univers se cachait dans la danse des nombres, dans les mouvements des corps célestes et dans les mélodies de la lyre d'Orphée. Adeptes des mystères orphiques en effet, les pythagoriciens avaient donné à ce culte un sens nouveau: le mystère ultime, pour eux, c'étaient les formes géométriques et les relations mathématiques, et la prière la plus belle, c'était l'ascèse de l'étude, la véritable purge orphique. Les dieux parlaient en chiffres.
Arthur Koestler Les call-girls
mais le langage, c'est la pensée qui devient abstraite
Bergson observe (...) que langage et pensée sont de nature contraire : celle-ci fugitive, personnelle, unique; celui-là fixe, commun, abstrait. D'où vient que la pensée, obligée en tout cas de passer par le langage qui l'exprime, s'y altère et devienne à son tour, sous la contrainte, impersonnelle, inerte et toute décolorée.
J. PAULHAN, Les Fleurs de Tarbes.
Les mathématiques sont abstraites... à condition que les nombres le soient.
La théorie de Locke ne peut (...) donner ni Dieu, ni le corps, ni le moi, ni leurs attributs : à cela près, j'accorde, si l'on veut, qu'elle peut donner tout le reste. Elle donne les mathématiques, direz-vous. Oui, je l'ai dit moi-même, et je le répète; elle donne les mathématiques, la géométrie et l'arithmétique en tant que sciences des rapports des grandeurs et des nombres; elle les donne, mais à une condition, c'est que vous considériez ces nombres et ces grandeurs comme des grandeurs et des nombres abstraits, n'impliquant pas l'existence. V. COUSIN, Hist. de la philosophie du 18e siècle
L'abstrait peut se transformer en concret...
Le concret c'est de l'abstrait rendu familier par l'usage.
Paul Langevin, La pensée et l'action
Concret qui peut lui-même s'imprégner de mathématiques
Dans le monde infinitésimal, rien ne s'énumère, tout s'agglomère. [...] Nous pénétrons dans une zone où le concret s'imprègne de mathématique et où l'indépendance formelle trouve une limitation.
Gaston Bachelard Études
Des mathématiques qui sont aussi abstraites que la musique
[...] la musique est aussi abstraite que les mathématiques : elle ne peut pas distinguer des catégories morales.
Guillermo Martinez Mathématique du crime, trad. Eduardo Jiménez
Et si elles le sont vraiment, il faudra être très « concret » pour les enseigner...
Plus abstraite est la vérité que tu dois enseigner, plus tu dois en sa faveur séduire les sens.
Fredrick Nietzsche. Par delà le Bien et le Mal