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Souvenirs de Corée du Nord (5) - Un Saint-Emilion au Tongil

Publié le 12 février 2009 par Fredo
Les marchés sont nombreux à Pyongyang, cachés derrière les blocs d’habitation, retranchés dans les ruelles. Chaque quartier possède son marché officiel, généralement facile à repérer grâce à son large toit de tôle ondulé bleu.
Les régulations qui y sont attachées changent souvent et dépendent de l'ambiance politique du moment. En 2007, une loi a été dictée selon laquelle seules les femmes de plus de 40 ans avaient le droit d’y travailler, "afin de ne pas divertir les forces productives de la nation". Pendant l'été 2008, les marchés ont subi une restriction supplémentaire, et n’ouvraient plus qu’à partir de 4 heures le soir.
En dehors des marchés officiels existe une myriade de petits vendeurs de rue, regroupés de façon informelle dans des ruelles un peu en retrait, ou au pied des barres d’immeubles. Des ajummas qui vendent dans des petites bassines en plastique cuites par le soleil des petits pains qu’elles ont cuisiné la veille, ou trois kakis. Les éternelles vendeuses de glaces et d’esquimaux crémeux, qui fondent instantanément et coulent sur les doigts. Des fripiers à l’étalage minimal, un pull en laine et deux marcels ; des réparateurs de vélos, des vendeurs de cigarettes. Dans les soupiraux des bâtiments, ouvrant sur des réduits en sous-sol, un cordonnier capable de ressemeler les pires godillots, un vendeur de nouilles, de patates douces, ou de petites bouteilles de gaz.
Un jour, nous avons même croisé un vieux monsieur qui vendait une œuvre d’art kitsch de son cru, un petit paysage miniature construit à l’aide de divers matériaux récupérés çà et là.
En théorie, seul le marché de Tongil ("Réunification"), situé dans le quartier du même nom, est ouvert aux étrangers. Mais en pratique, c’est comme partout sur cette péninsule schizophrène : ca passe.
Que trouve-t-on à sur un marché officiel nord-coréen ? De tout, en commençant par le plus évident : des vêtements (le plus souvent chinois), des fruits, des légumes, de la viande, du poisson, des animaux même. Du café, des épices, des biscuits au goût de poussière. De beaux carnets reliés à la main, des cahiers d’écolier, des crayons. Des BD pour gamins, imprimées sur du mauvais papier et narrant d’abracadabrantes histoires d’espionnage où les Américains ont le mauvais rôle.
Dans les allées, des rangées de papys vendent des vieux morceaux d’électronique récupérés je ne sais où : diodes, puces, transistors, condensateurs, barrettes de mémoire. Leur font face d’autres papys offrant bouts de tuyaux, vieilles montres, ou pièces de moteur rouillées. C’est le royaume de la récup, où tout a une valeur, même minuscule. Une grand-mère revend des bouteilles en plastique vides.
Et puis, un jour de flânerie, une divine surprise : négligemment posée au milieu d’un alignement de bouteilles d’alcools russes et de sodas chimiques à l’orange, se dresse une bouteille de Saint-Emilion, grand cru millésimé 85. Incrédules, nous demandons à voir la bouteille de près. Nous scrutons l’étiquette écornée et brunie, palpons le verre, sentons le bouchon, comme si cela pouvait nous aider à deviner son contenu. On dirait une vraie. Nous demandons le prix.
C’est deux euros, nous dit la vendeuse. A ce prix-là, nous ne prenons guère de risque : nous achetons notre trésor, et le ramenons à la maison sans y croire vraiment.
La bouteille est restée plusieurs jours, intacte, sur le buffet de la cuisine. Trophée que nous n’osions ouvrir, de peur de perdre nos illusions : et si c’était du vinaigre ? La déception aurait été cruelle, la joie de cette improbable découverte, gâchée. Ce vin était tellement plus précieux ainsi.
Et puis bien sûr, un jour, nous avons du l’ouvrir. Ce Saint-Emilion trônant dans la cuisine, intouché et intouchable, au pays du soju tord-boyaux et de l’alcool de serpent, attirait la convoitise. "Bon l’unité un, on va attendre encore longtemps avant de la boire, votre foutue piquette ?" Nous avons cédé.
Le vin était authentique. Un très long bouchon de liège – c’est déjà bon signe - et un breuvage excellent, dont le goût est devenu bien meilleur après quelques minutes d’attente. Un vrai grand cru.
Nous avons couru au Tongil le samedi suivant, et nous nous sommes partagé la fin du stock (5 bouteilles) que l’ajumma nous a vendu, toujours pour deux euros.
Trouver ainsi une bouteille de vin de cette valeur dans un petit marché de Pyongyang me laissait profondément rêveur. Comment ces bouteilles ont-elles pu échouer ici ? Par combien de mains sont-elles passées, qu’est-il arrivé leurs anciens propriétaires ? (et au reste de leur cave ?) A imaginer le parcours de cette bouteille, il y aurait un livre à écrire, et tellement de destins à raconter.
Deux semaines plus tard, confiant, j’ai acheté trois bouteilles de Mouton Cadet, dénichées sur un étalage similaire dans un marché voisin. Je les ai ramenées, fanfaronnant, à une soirée d’expatriés. Las ! A l’intérieur, un épouvantable jus de raisin. Les bouteilles originales avaient été vidées, rebouchées, et recapsulées. Je n’ai plus jamais trouvé d’autres bons vins dans aucun des nombreux marchés de Pyongyang.

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