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Les enfants du paradis

Par Frédéric Romano
- Moi : Maman ? Qu’est-ce qu’ils font les monsieurs ?
- Ma mère : Ne t’inquiète pas, ils prennent juste quelques meubles…
- Moi : Mais, il ne vont pas prendre mon jardin des Bisounours hein ?
- Ma mère : Mais non mon amour, il ne vont rien te prendre…

En 1985, mon père, qui exerçait depuis peu de temps une activité commerciale à Bruxelles, s’endetta auprès de ses fournisseurs. La faillite fut prononcée au mois de juin. Cette année là, mes parents passèrent l’été le plus pénible de leur existence. J’avais six ans et je m’apprêtais à rentrer en première année primaire. Pour nous éviter de subir les tensions qui existaient à l’époque entre mes parents, ma tante nous amena mes frères et moi à Dinant pour y passer le mois de juillet. Nous vîmes pour la dernière fois la caravane familiale avant que celle-ci ne soit saisie par les huissiers, comme le reste de nos meubles. On débarqua à Braine-l’Alleud à la fin du mois d’août, les bagages légés : une table, cinq chaises, des lits, des couvertures et un minimum de vaisselle. Le reste du mobilier, les vêtements plus luxueux et les objets de valeur terminèrent tous sur des ventes publiques. Mes parents réussirent à décrocher à temps un appartement trois chambres dans la périphérie brainoise, dans un quartier social qu’on appellait le ”Paradis”.

Cet appartement me semblait énorme à l’époque mais il ne devait pas dépasser les quatre-vingt mètres carrés. Je partageais ma chambre avec mon frère Eric, Patrick, l’aîné, bénéficiant du privilège de l’âge. Pendant trois années, nous avons vécu à cet endroit, le temps de retomber sur nos jambes, de se relever, de se reconstruire une fierté et un avenir. Avec le recul, ces trois années sont sans doute mes meilleurs souvenirs d’enfance. Nous avions dès les premiers jours noués contacts avec nos voisins et formés une petite bande des plus soudées. Il y avait la voisine Isabelle, une fille de mon âge dont je prétendais être amoureux. Il y avait Sven et Gaetan, les voisins de la rue d’en face qui ne quittaient jamais leurs BMX. Il y avait le gros Bernard et ses frères qui avaient tous les même gabari. Il y avait aussi le “grand” Eric, le leader de la bande, un garçon large et imposant dont je disais tout le temps que ses mains sentaient le choco. Enfin, il y avait nous, les Romano, trois frères presque inséparables à l’époque. Cette joyeuse bande avait élu comme terrain de jeu le domaine du “Paradis” qui avait donné son nom au quartier. C’était un complexe qui s’étendait au-delà du parking des habitations, autours d’un étang. C’était un parc peu entretenu qui sentait la grenouille et la vase et au bout duquel moisissait une vieille piscine en plein air que plus personne n’utilisait.

Ces trois années nous les avons passées à jouer en dépit des drames qui se nouaient autours de nous. Nous jouions à cache cache pendant qu’un voisin se faisait tirer dessus par un mari jaloux, le blessant au bras. Nous savions qu’énormément de choses se complotaient dans cette pleine de jeu. Il y avait des individus louches et des objets suspects qui traînaient dans les recoins bétonnés des installations. Les descentes de police étaient fréquentes et elles n’étonnaient plus personnes. Les parents d’Isabelle étaient divorcés. Peu après la séparation, son père avait reloué un appartement au deuxième étage. Il s’y était installé avec une autre femme et ses enfants. Un jour de mai, assis sur une chaise pliable devant l’entrée de l’immeuble, il entamma une partie de tire à la carabine sur des boîtes de conserve qu’il avait disposé de l’autre côté de la rue. Mes parents n’avaient pas eu d’autre choix que d’appeller la police. Ce jour là, Isabelle vu son père partir les menottes aux poignets et elle pleura.

Malgré ces tragédies humaines, nous vivions avec l’insouciance des enfants. Nous inventions des aventures, des amis et des monstres. Le garde du domaine s’appellait Gino et il nous terrorisait. Il errait dans les sentiers avec une pelle dans une main et un rateau dans l’autre. S’il nous surprenait dans un lieu interdit, il se mettait à courir en hurlant. Notre imagination l’avait rendu presque fantastique et nous l’appellions le “Gino”. Nous en avions une peur bleue.

C’est dans ce monde que nous avons grandi pendant trois années, dans ce domaine, sur les balançoires et les échelles de cette air de jeu. Au début de l’été 1988, une amie de ma mère prévint mes parents qu’une maison allait se libérer de l’autre côté de Braine-l’Alleud. Les propriétaires partaient en Afrique du Sud et ils cherchaient une famille propre et calme pour louer leur habitation en leur absence. L’occasion était en or, la maison était spacieuse et bien située. Nos cartons furent vite fait. En juin, nos affaires étaient embarquées. Le temps de l’unique table et des cinq chaises était loin, la roue avait tournée. Ma mère avait retrouvé en emploi comme infirmière à domicile, mon père avait lui aussi décroché un travail fixe. Je terminais ma troisième primaire, Eric allait entrer en secondaire et Patrick demandait son inscription à Saint-Luc pour terminer ses humanités dans le domaine artisitique. Mes parents n’étaient pas peu fiers de la tournure des évènements car pour eux, partir du Paradis, c’était quitter l’enfer.


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