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L’allumeur de réverbère

Par Frédéric Romano
Lui : Tu as lu Le Petit Prince ?
Moi : Bien sûr, qui ne l’a pas lu…
Lui : Et quelle est ton histoire préférée ?
Moi : L’allumeur de réverbère bien entendu…

Six heures précises, Guillaume se lève. Il se prépare, mange un bout et quitte son appartment au plus tard à six heures vingt-cinq. Il marche une centaine de mètres, traverse la rue et coupe par le parc qui débouche directement sur l’arrêt du bus cent quatre-vingt un. Il patiente là une bonne dizaine de minutes, tous les jours au même endroit, au pied d’un réverbère de bronze que le temps n’a pas vaincu.

Ce jour là, Guillaume était en avance. Il n’avait plus pu dormir et avait franchi sa porte à six heures cinq, alors que la nuit commençait à capituler devant l’arrivée victorieuse d’une belle journée d’été. Il faisait à la fois sombre et clair, frais et doux et Guillaume se sentait d’une humeur sociable. Habituellement il ne l’est pas. C’est un homme assez froid, distant et qui n’a pas la discussion facile. On le voit la plupart du temps le nez plongé dans un manuscrit, travaillant avant l’heure car Guillaume est correcteur dans une maison d’édition. Il a certes quelques amis et une famille dont il est proche mais la relation spontannée, la curiosité pour autrui, il ne connait pas vraiment. Lorsqu’il sortit du parc, il fut étonné de ne trouver qu’une seule personne à l’arrêt de bus. C’est vrai qu’il n’était que six heures quinze. Ce matin-là, Guillaume était tombé du lit.

Son unique compagnon d’abri bus était un garçon d’une vingtaine d’année, de taille moyenne et de corpulence mince. Il se tenait debout, les genoux légerement pliés, l’air un peu perdu, les yeux fixés sur sa montre. Parfois, il passait sa main droite sur son front pour remettre en place une mèche de cheveux que le vent venait déranger. Son air attentif et silencieux intrigua Guillaume. Il le dévisagea pendant deux bonnes minutes, puis, poussé par on ne sait quelles intentions, il lui adressa la parole. “Excusez-moi, je peux vous aider ? Vous attendez le bus ? Vous cherchez les horaires ?“. Le jeune homme leva doucement la tête et lui répondit en passant la main dans ses cheveux mal coiffés. “Ho non, ne vous inquiétez pas, je n’en ai plus pour très longtemps“. D’un geste de la tête, il désigna le réverbère de l’arrêt de bus et poursuivit. “J’attends simplement six heures vingt-cinq pour éteindre cette vieille lampe“. Guillaume le regarda d’un air étonné. Il avait envie de rire car il imaginait le jeune garçon sortir de sa manche un bras téléscopique au bout duquel une petite cloche de verre aurait été fixée afin d’éteindre une lampe à pétrole. L’image était d’une autre époque et, de toute évidence, ce garçon se moquait de lui. “Éteindre ce réberbère ??? Mais je pensais que…“. Le jeune homme interrompit l’interrogation de Guillaume en s’excusant. Il se tourna vers le large pied de bronze et, très habilement, fit glisser une petite trape derrière laquelle il actionna un mécanisme qui fit mourir la lueur blafarde du réverbère. “Voilà Monsieur, je m’en vais. Je vous souhaite une excellente journée. La mienne est terminée“. Et le garçon tourna les talons pour s’en aller d’un pas légé, presque bondissant.

Guillaume était abasourdi, choqué, presque hors de lui. Ce qu’il venait de voir dépassait tout entendement. Il ne pouvait décemment pas accepter la chose. Ce garçon s’était payé sa tête. Il ne pouvait qu’avoir simulé ce geste car il est évident qu’un allumeur de réverbère ne peut plus exister au vingt-et-unième siècle. Il aurait été absurde à l’heure du grand capitalisme, de la recherche du rendement et du profit, qu’une société paye un employé pour éteindre un réverbère orphelin de tout réseaux, peut-être le seul de la ville. Il avait lu de nombreuses fois, dans des revues très sérieuses, que des personnes éminemment intelligentes avaient élaborés des programmes automatisant les réseaux électriques. Plus qu’une facilité, ces automatisations, basées sur l’heure mais aussi la liminosité ambiante, permettaient des économies et une diminution substancielle des coûts. Définitivement, il ne pouvait pas y croire.

Le bus de Guillaume arriva à six heures trente cinq précises, il prit le troisième siège à gauche en entrant. À peine assis, il sorti un manuscrit et débuta la première relecture d’un ouvrage qui devait être publié dès la rentrée en septembre. La rigueur de l’orthographe et la formalité de la grammaire lui semblaient un refuge idéal pour oublier cet anachronisme qu’il avait vécu quelques minutes auparavant. Après quelques secondes de lecture Guillaume se mit à trembler. Il tenta de contenir un légé rictus mais, très vite, il éclata d’un rire nerveux qui fit bondir le chauffeur. Le manuscrit s’intitulait “L’année des lumières : la modernisation des réseaux électriques, un défi pour l’avenir“. Il était édité pour la Société Anonyme pour la distribution de l’électricité.


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