Magazine Insolite

un violon sur le trottoir

Publié le 24 février 2009 par Tilly

L'histoire n'est pas neuve, elle a sûrement été reprise maintes fois déjà sur Le Filet.  Le scénario, le casting, le making off, et l'analyse des résultats de cette "expérience" sont relatés par le menu dans un article du Washington Post  dont j'ai traduit de longs extraits dans la suite de cette note. Enjoy!

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By Gene Weingarten
Washington Post Staff Writer
Sunday, April 8, 2007

Le jeune homme venant du métro avait débouché dans le hall d'accès à la station L'Enfant Plaza de Washington. Il s'installa dos à un mur à côté d'une poubelle. Il n'était en rien remarquable : un jeune blanc portant jeans, sweatshirt et casquette aux couleurs des Washington Nationals. Il a sorti un violon, placé l'étui vide à ses pieds, jeté dedans quelques pièces histoire d'inciter les passants à la générosité. Il s'est tourné face au flux des voyageurs, et s'est mis à jouer. C'était un vendredi, un peu avant huit heures, en pleine heure de pointe, un matin de janvier 2007. Pendant trois quart d'heures le violoniste interpréta six œuvres classiques. 1097 personnes sont passées devant lui. La plupart se rendaient à leur travail, et étant donné l'endroit et l'heure, le plus grand nombre étaient des employés de l'administration fédérale, hommes et femmes de la classe moyenne, chefs de service, employés de bureau, consultants, secrétaires, gestionnaires financiers.

Chaque passant était confronté au choix de comportement que connaissent bien les usagers des transports en commun dans cette situation : je m'arrête pour écouter ? je hâte le pas avec un mélange d'irritation et de culpabilité, conscient de ma pingrerie, mais contrarié que l'on m'impose une distraction que je ne recherche pas ? je jette une pièce, juste pour la politesse ? si il est mauvais, je remets la pièce dans ma poche ? et si il est bon ? mon emploi du temps m'autorise-t-il  une pause au nom de l'émotion artistique ? après tout pourquoi pas ?

Mais ce matin-là, les réponses à toutes ces interrogations personnelles banales et presque quotidiennes, sont biaisées. Personne ne le sait encore, mais le violoniste adossé au mur d'un recoin de l'immense hall, à la sortie des escalators, est l'un des meilleurs musiciens au monde, interprétant des morceaux renommés pour leur grande beauté, sur un instrument d'une valeur inestimable, un Stradivarius. Il s'agit d'une mise en scène imaginée par le Washington Post, pour mesurer en situation réelle, l'impact d'un environnement ordinaire et peu adapté, sur notre sensibilité au Beau.

Le musicien n'a pas interprété des thèmes populaires et archi connus.  Il a joué des chef d'œuvres classiques qui ont traversé les siècles pour leur pur éclat, des musiques faites pour résonner dans les nefs des cathédrales et les salles de concert symphonique. L'acoustique était étonnamment favorable. L'architecture utilitaire de la galerie, servant de passage entre le métro et l'extérieur, s'appropriait le son et le renvoyait, ample et brillant, sans aucune perte d'harmonies. On dit que le violon est un instrument extrêmement proche de la voix humaine. Sous l'archet de cet immense musicien, l'instrument sanglotait, riait et chantait, lyrique. Il se faisant à volonté charmeur, irritable, joueur, tragique, solennel, généreux.

Que croyez-vous qu'il advint ?
Nous sommes allés pour vous demander son avis à un expert.

Nous avons demandé à Leonard Stalkin, chef du National Symphony Orchestra ce qu'il imaginait qu'il se passerait, si l'un des plus grands violonistes au monde allait jouer incognito devant un millier de voyageurs pressés, dans le métro, à une heure de pointe.

J'imagine, répondit Slatkin, que personne ne le reconnaîtrait, et qu'il serait pris pour un musicien de rue... Mais je ne crois pas, si il est aussi talentueux que vous le dites, qu'il resterait inaperçu. Disons qu'en Europe il rassemblerait autour de lui un public plus large, mais je pense qu'ici, sur 1000 personnes, 35 ou 40 seraient conscients de la qualité de la prestation.
- Vous imaginez donc qu'un attroupement se formerait autour de lui ?
- Oh oui, bien sûr.
- Et combien pensez-vous qu'il se ferait ?
- 150 dollars, environ.
- Merci, Maître. Maintenant, nous vous l'avouons, ce n'était pas qu'une hypothèse. Cela c'est bien passé comme ça, en vrai.
- Alors, j'avais raison ?
- Attendez, nous allons vous le dire dans un instant.
- Mais dites moi avant, qui était le musicien ?
- Joshua Bell
- C'est pas vrai !!!

Joshua Bell est à 39 ans un virtuose adulé partout dans le monde, après avoir été un enfant musicien prodige. Trois jours avant de s'installer pour jouer dans le métro, Bell avait joué à guichets fermés au Symphony Hall de Boston, où le prix moyen du fauteuil atteint 100 dollars.

La première fois que nous avions parlé du projet avec Bell, c'était un peu avant Noël, dans un fast-food de Capitol Hill. Venu de New-York où il réside, il devait jouer à la Librairie du Congrès, et en avait profité pour voir, dans les réserves inaccessibles au public, un trésor inestimable : le violon du dix-huitième siècle qui avait appartenu au grand virtuose et compositeur autrichien, Fritz Kreisler. Les conservateurs avaient invités Bell à en jouer. Le son était beau, toujours.

Tout en sirotant son café, Bell réfléchissait tout haut :
- Laissez-moi y penser... ce qui serait drôle ce serait de jouer du Kresleir...
Il eut un petit sourire malin
- ... sur le violon de Kreisler.
C'était une idée folle et glamour -- en partie inspirée, et en partie stratégique  -- tout à fait typique de Bell qui reste un showman dans l'âme en dépit du déroulement très académique de sa carrière de grand musicien. Il joue comme soliste avec les meilleurs orchestres ici comme à l'étranger, mais il a aussi participé à Sesame Street, à de nombreux talk-shows, et il a joué dans plusieurs longs métrages. C'est Bell qui jouait sur la bande son de The Red Violin, en 1998. Lorsqu'il reçu l'oscar de la meilleure bande originale en tant que compositeur, John Corigliano dédia sa victoire à l'interprète, qui dit-il "joue comme un dieu".

Quand nous avons demandé à Bell si il accepterait de porter des vêtements très ordinaires, de jouer en pleine heure de pointe, et de faire la manche, il fit :
- Uh, une sorte de pari ?
- En quelque sorte.
Trouvait-il cela inconvenant ? Il vida sa tasse avant de nous répondre.
- Ce sera marrant, dit-il.

Bell est une icône de mode, grand et beau gosse. En concert, il ne porte jamais l'habit à queue-de-pie. Il s'avance sur scène suivi par un projecteur, dans un rond de lumière, en pantalon noir et chemise déstructurée à pans flottants. La coiffure cheveux mi-longs à la Beatles est seyante et fait aussi partie du personnage. Sa technique athlétique et passionnée est très corporelle. On dirait qu'il danse avec le violon. Sa chevelure suit ses mouvements.

Pour couvrir la distance entre son hôtel et la station de métro, quelques centaines de mètres, Bell a pris un taxi. Pour protéger son violon.

En haut des escalators, il y a un un kiosque à journaux très fréquenté, avec une borne de loterie, et un cireur de chaussures.  Ce vendredi 12 janvier, les gens qui faisaient la queue pour jouer leur loto, ont eu la chance -- mais ils ne l'ont pas su -- de gagner un billet de faveur pour le premier rang d'orchestre d'un concert donné par l'un des musiciens les plus connus au monde.

Bell commença par la Chaconne de Bach, partita numéro 2 en ré mineur, d'une extrême difficulté technique. Beaucoup de musiciens tentent de la maîtriser, très peu y parviennent. Elle est très longue, 14 minutes, et entièrement construite sur la répétition, la variation et la superposition d'un motif musical très simple. Bell n'avait pas triché en nous promettant de ne pas brader sa prestation. Il joua avec enthousiasme, accompagnant la musique de tout son corps. Le son, orchestral,  se propageait dans tous les recoins de la galerie.

Il se passa trois minutes avant que quelque chose finisse par se produire. 63 personnes avait déjà traversé le hall sans que rien ne se passe. Un homme d'âge mûr ralentit son allure un court instant, tourna la tête et sembla s'apercevoir qu'il y avait un type qui jouait de la musique. Oui c'est vrai, l'homme ne s'était pas arrêté, mais il s'était passé quelque chose. Une demi minute plus tard, Bell reçu sa première aumône. Une femme jeta un dollar et passa son chemin. Il fallu attendre encore six minutes avant de voir quelqu'un venir s'adosser à un mur et se mettre en position d'écoute.

Il ne se passa jamais rien de beaucoup plus remarquable. Durant les trois quarts d'heure pendant lesquels Joshua Bell joua, 7 personnes interrompirent leur cheminement pour s'intéresser au musicien, guère plus d'une minute chaque fois. 27 jetèrent leur obole dans l'étui à violon, la plupart dans le mouvement, sans s'arrêter. La recette fut de 32 dollars et quelques pièces. Il reste donc 1070 personnes qui sont passées, indifférentes, souvent à moins d'un mètre, quelques unes tournant à peine la tête pour observer le violoniste.

Eh non, Monsieur Slatkin, il n'y eu jamais l'ombre d'un attroupement, ne serait-ce que l'espace d'un instant.

Tout a été enregistré par une caméra cachée. Vous pouvez regarder cette vidéo une seule fois, ou la revoir quinze fois d'affiliée, vous n'y découvrirez jamais rien de nouveau, toujours la même chose. Essayez d'accélérer, et on dirait un de ces films d'actualités sautillant du temps de la deuxième guerre mondiale. Les gens détalent en faisant des petits bonds comiques avec, qui un gobelet de café à la main, qui un téléphone portable à l'oreille, le badge battant l'estomac, formant un défilé dérisoire que l'on croirait dédié à l'indifférence, à l'inertie, à la désespérante et triste poursuite de la modernité.

Mais même à ce rythme accéléré, les mouvements du violoniste, eux, restent fluides et gracieux. Il est tellement différent des passants qui ne le voient ni ne l'entendent, comme si deux mondes parallèles coexistaient, que l'on se prend à penser qu'il n'est pas là, lui, pas vraiment. Un fantôme. Et c'est alors que l'on comprend. Non, c'est lui qui appartient au monde réel. Les autres sont les fantômes.

Si un excellent musicien joue une musique superbe que personne n'entend... peut-être son talent n'est-il pas aussi grand que cela ? Qu'est-ce que la Beauté ? Est-elle mesurable (Liebniz), est-ce une opinion (Hume), ou bien est-ce un peu des deux, teinté par la disposition d'esprit de l'observateur à l'instant de l'observation (Kant) ?  Lorsque nous avons retrouvé Bell autour d'un petit déjeuner, il était justement en train d'essayer de comprendre ce qui venait de lui arriver dans le métro.
- Au début, nous dit Bell, je me suis concentré sur mon jeu et la musique. Je n'ai pas fait attention à ce qui se passait autour.
Puis il a pris peu à peu conscience de ce qui l'entourait.
- C'était étrange de ressentir que les gens en fait... (les mots ne lui viennent pas facilement)
- ... m'ignoraient.
Bell a un rire léger, teinté d'autodérision.
- En concert, je m'énerve si quelqu'un tousse ou si un portable sonne. Mais là, mes exigences vis à vis de mon public sont vite tombées. Je me suis mis à guetter la moindre marque d'appréciation, le moins regard sur moi. Je me suis senti bizarrement reconnaissant quand quelqu'un a déposé un dollar au lieu d'une pièce comme les autres. Avant de se mettre à jouer, Bell ne savait pas à quoi s'attendre. Ce dont il se souvient, c'est que pour une raison mal connue, il se sentait nerveux.
- Je ne ressentais pas le trac comme sur scène, mais je ressentais un petit quelque chose, comme des palpitations. Quand on joue pour des gens qui paient leur place, on se sent déjà choisi. Je n'avais jamais eu le sentiment de devoir être accepté. Je l'ai toujours été. Là je pensais : que se passera-t-il si ils ne m'aiment pas ? Si ils sont irrités par ma présence...

Un des conservateurs en chef de la National Gallery, Mark Leithauser, nous dit avoir son idée sur ce qui s'est passé dans le hall du métro.

- Imaginons un instant que je soustraie l'un des plus abstraits de nos chefs d'œuvre, disons un Ellsworth Kelly. Je le défais de son encadrement et je sors du musée avec, par le péristyle, jusqu'au restaurant à coté. Au sens propre comme au sens figuré, je le sors de son cadre. C'est une peinture qui vaut 5 millions de dollars. Le restaurant, on y vend des oeuvres originales par de jeunes artistes de la Corcoran School. J'accroche le Kelly et j'affiche un prix de 150 dollars. Personne ne le remarquera. Un expert du musée qui déjeune là lèverait peut-être la tête en disant : Tiens, celui-ci fait un peu penser à un Ellsworth Kelly, passe-moi le sel, veux-tu ?

Ce que veut dire Leithauser, c'est qu'il ne faut pas nous hâter de dénigrer les passants du métro pour leur totale absence de goût. Tout est une question de contexte. Kant dit la même chose. Dans sa "Critique de la faculté de juger", Kant explique que l'interprétation de l'esthétisme passe par un jugement de goût qui est variable d'une personne à l'autre. Paul Guyer un éminent Kantien de l'Université de Pennsylvanie, ajoute que le philosophe allemand pensait que pour apprécier correctement le Beau, il fallait des conditions d'observation optimales. Et optimales, dit Guyer, ce n'est pas le qualificatif que l'on peut associer au trajet pour aller au bureau, aux soucis quotidiens, à la pensée obsédante du rapport à rendre au patron. Et si Kant avait pu prendre part à l'expérience, il n'aurait rien déduit du tout du jugement esthétique de ces gens, rien du tout, dit Guyer.

Pour interpréter le mieux possible la situation, il faut reprendre la vidéo depuis le tout premier moment où l'archet de Bell entre en contact avec les cordes du violon. 

John David Mortensen a une trentaine d'années, il porte des jeans, une veste de cuir, un attaché-case. Il est presque arrive au terme de son trajet quotidien, venant de Reston. Il a pris l'escalier mécanique, qui monte en une minute et quinze seconde si l'on s'y tient immobile. Comme presque tous les passants ce matin là, Mortensen entend la musique longtemps avant de voir le musicien. Comme certains, il remarque la beauté du son. Mais contrairement aux autres, quand il arrive en haut de l'escalier, il n'accélère pas le pas comme si il s'agissait d'échapper à un gêneur. Mortensen, c'est lui le premier homme qui s'arrête, à six minutes sur la vidéo. Pas parce qu'il n'a rien d'autre à faire. C'est un chef de projet qui travaille à la Direction de l'Energie, pour un programme de coopération internationale. Sur la vidéo on le voit quitter l'escalator et regarder autour. Il aperçoit le violoniste, s'arrête, repart, mais finalement se retourne encore. Il regarde l'heure sur son portable. Il a trois minutes d'avance, il va s'adosser à un mur pour écouter. Mortensen n'écoute jamais de musique classique. Le rock des années soixante est ce qu'il connait de plus classique. Mais ce qu'il entend lui plait beaucoup. Il est arrivé juste au moment où Bell attaquait la seconde partie de la Chaconne.

- C'est le moment, dit Bell, où l'on passe de la tonalité mineure, grave et sombre, à la tonalité majeure. Le ressenti est mystique, exalté.

L'archet commence sa danse, la musique enfle, enlevée, théâtrale, brillante. Mortensen n'a jamais entendu parler de tonalité majeure ou mineure.
- Je ne sais pas dire ce que c'était, mais cela m'a apaisé. Je me sentais bien.
C'est la première fois de sa vie que Mortensen s'arrête pour écouter un musicien de rue. Il reste là pendant les trois minutes qu'il s'est accordé, pendant que 94 personnes le dépassent avec précipitation. Quand il repart pour aller à sa réunion de budget mensuelle, il va faire une autre chose qu'il n'avait jamais fait jusqu'ici. Sans trop s'expliquer ce qui lui est arrivé mais ressentant une émotion particulière, John David Mortensen se penche pour donner au musicien.

Sur la vidéo, il y a six moments que Bell trouve difficiles à revivre. C'est ce qui se passe chaque fois après la dernière note du morceau joué. La musique s'arrête. Les mêmes qui ne l'avait pas remarqué alors qu'il jouait, ne s'aperçoivent pas qu'il s'est arrêté. Pas d'applaudissements, rien. Alors Bell fait résonner une corde, comme si embarrassé, gêné, il disait : bon, maintenant passons au morceau suivant... Et il enchaîne.

Après la Chaconne, c'est l'Ave Maria de Shubert. Il en a joué deux minutes, lorsqu'un petit événement survient. Une femme accompagnée d'un enfant arrive en haut de l'escalator. Elle marche vite, et le petit aussi par conséquent.
- J'étais à la bourre, raconte Sheron Parker, chef du service informatique d'une agence fédérale. J'avais une formation à donner à 8:30. Il fallait que je dépose Evan d'abord, puis que je revienne en courant à mon bureau, et que je rejoigne le centre de formation au sous-sol. On voit bien Evan, trois ans, sur la vidéo. Un adorable petit garçon noir en anorak, qui se tourne sans cesse sur lui-même pour apercevoir Joshua Bell, tandis que sa maman le tire et pousse vers la sortie.
- Il y avait un musicien, et mon petit garçon était intéressé. Il essayait de me retenir pour l'écouter, mais il fallait que je me dépêche.
Sheron Parker suit son programme minuté. Adroitement, et tout en marchant elle s'oriente entre Evan et Bell pour empêcher que le musicien reste dans le champ de vision du petit garçon. Ils sont presque à la sortie, et l'on voit Evan qui continue à résister pour regarder en arrière. Quand nous le lui faisons remarquer, elle se met à rire : Evan est un malin vous savez !

Nous n'avions pas prévu de distinguer les diversités ethniques ou démographiques  parmi ceux qui passeraient pressés et indifférents, ceux qui s'arrêteraient pour écouter Bell, ou ceux qui lui donneraient de l'argent. Blancs, noirs, asiatiques, jeunes et vieux, hommes et femmes étaient pareillement représentés dans les trois catégories (passants, spectateurs, donateurs). Mais le comportement d'une classe démographique se révèle absolument constant. Chaque fois qu'un enfant est passé, il ou elle a essayé de s'arrêter pour regarder. Et à chaque fois, il y avait un adulte qui s'interposait pour l'entraîner.

Si il y avait une seule personne ce jour-là réellement trop occupée pour prêter attention au violoniste, c'était bien George Tindley. Lui ne se dépêchait pas pour rejoindre son lieu de travail. Il était au travail. Les portes de sortie vitrées du hall de la station de métro s'ouvrent sur une galerie commerciale qui donne sur la rue, et par d'autres escalators, accès à différents immeubles de bureaux. La première boutique après les portes est une cafétéria boulangerie, Au Bon Pain. C'est là que Tindley, dans les quarante ans, travaille en uniforme blanc, à l'entretien des tables, qu'il débarrasse, nettoie, prépare, sous l'œil attentif du patron. On attend de lui qu'il s'active, et il s'active. Mais toutes les minutes, comme si il était attiré par une force incontrôlable, on le voit qui vient à l'extrême limite du périmètre d'Au Bon Pain, qui se penche vers l'avant le plus qu'il le peut pour apercevoir le violoniste qui joue de l'autre côté des portes de verre. Le passage étant régulier à cette heure, les portes sont le plus souvent ouvertes. Le son les franchit très facilement.
- On pouvait dire tout de suite que ce type jouait bien, que c'était un professionnel, déclare Tindley qui joue de la guitare, adore les cordes, et est très pointilleux sur le style des musiciens.
- La plupart, ils jouent la musique, ils ne la ressentent pas. Celui-là il la sentait. Ce type bougeait, il bougeait avec le son.

A une trentaine de mètres, de l'autre côté du hall, la queue pour la loterie comptait parfois cinq ou six personnes à la fois. Ils disposaient d'un placement nettement meilleur que celui de Tindley. Pour voir Bell, il leur suffisait de se retourner. Aucun ne l'a fait, jamais. Personne pendant les 43 minutes. Tous lui tournaient le dos, face au guichet, les yeux baissés rivés sur leur ticket de loto à valider. J.T. Tillman faisait la queue. Informaticien au département du développement urbain, il se souvient exactement des numéros qu'il a joué ce jour-là, il y en avait dix, à deux dollars chaque. Mais il ne se souvient pas de ce que jouait le musicien. Il dit que c'était quelque chose de classique, du genre de ce que jouait l'orchestre à bord du Titanic, avant l'iceberg.
- Il ne m'a pas impressionné, dit Tillman, un type qui cherchait à se faire quelques dollars. Tillmann lui en aurait bien donné un ou deux, mais il avait dépensé toutes ses petites coupures au loto.
Quand on lui raconte qu'il a failli donner un pourboire à l'un des plus grands musiciens vivants, Tillman rit et demande si il va revenir un jour pour jouer dans le coin.
- Oui, mais ce jour là il faudra payer cher pour l'écouter
- Flûte, et dire que j'ai même pas gagné à la loterie aujourd'hui !

Bell vient de jouer la dernière note de l'Ave Maria, qui tombe dans un silence assourdissant comme à chaque fin de morceau. Il joue ensuite la très sentimentale Estrellita de Manuel Ponce, puis un morceau de Jules Massenet, et entame une gavotte de Bach, joyeuse et entrainante. Il a obtenu une récompense pour son interprétation de ce morceau. En l'écoutant, on se sent transporté à un bal de cour à Versailles au milieu des robes à panier et des perruques, ou bien on imagine une version avec flûte et violoncelle faisant danser les paysans en sabots d'une peinture de Pieter Bruegel.

Des semaines plus tard en regardant la vidéo, une seule chose intrigue encore Bell. Il a finit par comprendre et accepter de ne pas avoir réussi a enthousiasmer une foule besogneuse se rendant au travail.

- Mais je n'en reviens pas qu'ils ne paient aucune attention à moi, jamais, comme si j'étais invisible. Parce que franchement, je fais un bruit... !

En effet. Il n'est pas nécessaire d'être un connaisseur pour simplement s'apercevoir qu'il y a là un type qui tire de son violon des sons incroyables. Par instants son jeu d'archet est tellement virtuose que l'on croirait entendre deux violons jouant la partition à l'unisson. C'est pour cela que tous ces passants tête baissée, le pas accéléré, constituent un phénomène étonnant. Bell se demande si ils ne font pas exprès. Si vous faites semblant de ne pas voir le musicien, vous allez vous sentir moins coupable de ne rien lui donner, vous ne vous sentirez pas complice d'un abandon. C'est un peu vrai, mais cela ne suffit pas. Personne n'a reconnu avoir eu ce comportement. Ils ont dit qu'ils étaient simplement pressés, qu'ils avaient autre chose en tête. Parmi ceux qui étaient au téléphone, certains ont même dû élever la voix en passant devant Bell pour couvrir la musique.
Et puis, arrive Calvin Myint. Myint travaille pour l'administration centrale, aux services généraux. Quand il atteint le haut de l'escalator, il tourne sur la droite et sort par une porte donnant sur la rue. Quelques heures plus tard, il ne se souvient absolument pas avoir vu ni entendu un musicien à cet endroit.
- Ou se trouvait-il par rapport à moi ?
- A quelques mètres.
- Oh !
Myint n'a pas de problème d'audition. Il portait des écouteurs. Il avait branché son iPod et écoutait de la musique, sa musique.  Comme pour beaucoup d'entre nous, les avancées technologiques ne lui ont pas ouvert de nouveaux champs d'expérience, au contraire. Sur nos iPod, nous n'écoutons que ce que nous connaissons déjà, nos propres sélections. Calvin Myint écoutait "Just Like Heaven" de The Cure. Un morceau fabuleux, il faut le dire. Le sens des paroles n'est pas évident. Cela parle d'une perte de conscience émotionnelle. Un homme a rencontré la femme de sa vie, mais il est incapable de lui exprimer son amour, et n'y parviendra qu'une fois qu'elle l'aura quitté définitivement. Cela nous parle de la difficulté qu'il y a à reconnaitre ce qui est beau, quand c'est à notre portée.
- Oui, j'ai vu le violoniste, nous dit Jackie Hessian, mais rien de particulier chez lui ne m'a frappée.
Et pourtant l'image est trompeuse. Hessian est l'une des rares personnes à avoir longuement observé Bell, avant de repartir. En fait elle ne portait aucune attention à la musique qu'il jouait.
- Non, je n'ai pas entendu. J'étais en train de me demander ce qu'il faisait là, si celà marchait pour lui, si il obtenait suffisamment d'argent pour en vivre, si il ne valait pas mieux que l'étui soit complètement vide au début, pour que les gens le prennent en pitié ? Je faisais une analyse financière de son activité.
- Vous faites quoi, Jackie ?
- Je suis juriste, spécialisée dans les relations avec les syndicats de La Poste. Je suis en train de négocier une convention au niveau national.
Les meilleures places ce jour-là étaient des fauteuils rembourrés, comme dans une loge de théâtre, si l'on peut dire. Pour 5 dollars, avec cirage de vos chaussures. Une personne occupait l'un de ces sièges pendant que Bell jouait. Terence Holmes est un consultant au département des transports. Il a aimé la musique d'accord, mais il était là pour faire cirer ses pompes avant tout.
- Mon père m'a toujours dit qu'un costume ne peut être porté qu'avec des chaussures bien cirées.
Holmes met souvent un costume au travail, ce qui explique qu'il connaisse bien la dame qui lui fait les chaussures. Il est généreux pour le pourboire, et bavarde volontiers avec les employés. La dame des chaussures n'était pas dans son assiette, et la musique semblait la rendre encore plus nerveuse, elle râlait. Il tomba d'accord que le volume sonore était trop fort, et essaya de la calmer.
Edna Souza est brésilienne. Elle cire les chaussures à L'Enfant Plaza depuis six ans, et elle en a plus qu'assez des musiciens de rue. Quand ils jouent, elle n'entend plus ce que lui demandent ses clients. C'est pas bon pour les affaires. Alors elle part en campagne. Elle nous indique la frontière entre l'espace appartenant au métropolitain, juste en haut de l'escalator, et le reste du hall qui est géré par la même entreprise que la galerie commerciale. Mais que le musicien s'installe dans l'un ou l'autre de ces espaces, elle intervient. Sur son portable elle a les numéros, celui des surveillants assermentes de la galerie, et celui de la sécurité du métro. Elle appelle les deux. Avec elle, les musiciens ne tiennent pas longtemps.
- Et Joshua Bell ?
- Lui, il jouait trop fort
Elle se détourne un instant, pour finalement nous dire comme à contre-cœur :
- Mais il était vraiment bon. C'est la première fois que je n'appelais pas la police.
Quand nous lui avons expliqué, Souza était surprise d'apprendre que le musicien était très connu, Par contre que les gens soient passés à côté de lui indifférents, cela ne l'étonnait pas du tout.
- Si c'était au Brésil, il y aurait eu une émeute. Mais pas ici.
Souza nous indique du menton un emplacement en haut de l'escalator :
- Il y a deux ans environ, un SDF est venu mourir là. Il s'est couché par terre, et il est mort. La police est venue, une ambulance est venue, mais personne ne s'est arrêté, ou n'a ralenti pour voir ce qui se passait.
- Les gens montent l'escalier roulant, le regard fixe, droit devant. Chacun ses problèmes, droit devant. Tout le monde est sous pression. Vous voyez ce que je veux dire ?

What is this life if, full of care,
We have no time to stand and stare.
--- extrait de "Leisure", W.H. Davis

Admettons que Kant ait raison. Admettons que ce que nous avons observé ce 12 janvier ne nous autorise pas à porter un jugement quel qu'il soit sur la capacité des gens à reconnaître le Beau, ni sur leur degré de culture. Soit. Mais un jugement sur la capacité des gens à apprécier la Vie ?
Nous sommes tous pressés. Les américains sont un peuple pressé. Cela a été observé dès 1831 par un jeune sociologue français, Alexis de Tocqueville. Visitant les États-Unis d'Amérique, la façon dont l'activité humaine y était dédiée au travail, à l'accumulation des richesses, en dehors de toute autre chose, l'a impressionné, estomaqué, et même un peu désarçonné. Cela n'a guère changé aujourd'hui. Empruntez le DVD de Koyaanisquatsi, un film d'avant-garde de 1982, éblouissant, sur la frénésie du monde moderne. Soutenu par la musique minimaliste de Philip Glass, le réalisateur Godfrey Reggio montre des séquences où les américains se rendent à leur travail. Mais il accélère les prises de vue pour en faire des robots marchant mécaniquement vers nulle part, comme sur une chaîne industrielle en boucle. Regardez maintenant la vidéo de L'Enfant Plaza, en vitesse rapide. La bande originale de Philip Glass collerait parfaitement. Koyaanisqatsi est un mot indien Hopi. Il veut dire : vie déséquilibrée.
Dans un ouvrage de 2003, "Timeless Beauty: In the Arts and Everyday Life", l'auteur britannique John Lane parlait de la perte de la capacité à apprécier le Beau dans notre monde moderne. L'expérience de L'Enfant Plaza est un symptôme de cette perte, dit-il. Pas tant parce que les gens n'ont plus cette capacité à reconnaitre la beauté, mais parce que la beauté est devenue un concept sans intérêt pour eux.
- C'est une question de priorités, dit Lane.
Si nous ne sommes plus capables de prendre le temps de nous arrêter pour écouter un des meilleurs musiciens de la planète, jouant la plus merveilleuse musique de tous les temps, si l'emprise de la modernité nous a rendu sourds et aveugles à quelque chose comme cela, mais à côté de quelles autres choses merveilleuses passons-nous donc ? Les deux vers du poète gallois W.H. Davis ont été écrits en 1911, et c'est exactement ce qu'ils signifient. Ils l'ont rendu célèbre. La pensée est simpliste mais efficace, et personne ne l'avait formulée de cette façon avant. Davies avait un avantage sur nous, celui de la perception. Il n'était pas homme d'affaires, bureaucrate, consultant, ni juriste ou chef de projet. Il était vagabond.

Le Pic de la Mirandole du jour est apparu très tard dans le hall de L'Enfant Plaza. John Picarello est un homme de petite taille, le front dégarni. Il est arrivé en haut de l'escalator au moment où Bell jouait  les premières notes de son dernier morceau, une reprise de la Chaconne, Sur la vidéo on voit Picarello s'arrêter abruptement sur place, localiser la provenance de la musique, et bizarrement aller se placer à l'autre bout du hall, du côté de la borne de jeu et du cireur de chaussures. Et il n'en bouge pas pendant les neuf minutes suivantes. Comme les autres passants interrogés pour cet article, Picarello fut intercepté par un journaliste à sa sortie du bâtiment, qui lui demanda son numéro de téléphone. Comme aux autres, on lui dit juste qu'il s'agissait d'une enquête sur les trajets en transports en commun. Quand on l'a rappelé un peu plus tard dans la journée, la première question posée était si il avait remarqué quelque chose d'inhabituel au cours de son trajet le matin. Parmi les quelques 40 personnes interrogées, Picarello est le seul qui parla spontanément du violoniste.
- Il y avait un musicien qui jouait du violon au haut de l'escalier roulant, à L'Enfant Plaza
- Vous aviez déjà vu des musiciens à cet endroit ?
- Rien à voir.
- Que voulez-vous dire ?
- C'était un violoniste extraordinaire. Je n'en avais jamais entendu avant de cette qualité. Il jouait en virtuose avec un phrasé remarquable. Le violon était remarquable également, avec un son plein et long. Je me suis éloigné pour mieux l'écouter. Je ne voulais pas empiéter sur son espace.
- Ah oui ?
- Vraiment, c'était inimaginable. Un cadeau inestimable, une incroyable et merveilleuse façon de commencer la journée.

Picarello est fin connaisseur en musique classique. Il est fan de Joshua Bell, mais il ne l'a pas reconnu. Il n'avait pas vu de photo récente du musicien, et s'est tenu assez loin de lui. Mais il avait compris que ce n'était pas un amateur qui jouait ce jour-là. Il est chef de service à La Poste. Il a beaucoup joué, mais ne joue presque plus du violon.
- Quand je suis parti, je lui ai laissé 5 dollars. C'était pas beaucoup.
Sur la vidéo on voit que Picarello s'approche, fixe Bell, et dépose l'argent. Puis comme soudain gêné, il s'éloigne rapidement de celui qu'il avait rêvé d'être, un jour.
- Vous regrettez la façon dont ça s'est passé ?
- Non, si vous avez une vraie passion, mais que vous choisissez une autre voie professionnelle, ce n'est pas du gâchis. Parce que la passion vous la gardez. Pour toujours.

Bell estime que son meilleur moment de la prestation, ce sont les dernières minutes de la seconde Chaconne. C'était aussi la première fois que plus d'une personne à la fois l'écoutait. Pendant que Picarello se tenait au fond, Janice Olu est arrivée et s'est plantée à quelques mètres de Bell. Olu travaille pour un fonds de pension. Enfant, elle a fait du violon. Elle ne connaissait pas le nom du morceau mais elle savait que le type le jouait avec son âme. Olu prenait sa pause café, et pouvait rester un moment. Au moment de partir, elle murmura à l'homme debout près d'elle :
- J'ai vraiment pas envie de partir.
Il se  trouve que l'homme travaille pour le Washington Post. Au cours de la préparation de cette expérience, les responsables du Post avait prévu différentes situations pouvant se présenter. La crainte la plus forte était qu'il se produise un mouvement de foule incontrôlable. On est à Washington, la population y est plutôt cultivée, Bell allait être reconnu par certains. Des scénarios catastrophe furent élaborés. On imaginait l'attroupement grossir, la rumeur se propageant, les appareils photo, les flashes, un début de panique, le flux des voyageurs empêché de progresser, des bagarres, la garde nationale appelée, les gaz lacrymogènes, les tirs à balle de caoutchouc, etc., etc.

En réalité, une seule personne a reconnu Bell, et elle est arrivée tout à fait à la fin. Pour Stacy Furukawa, démographe au département du commerce, il n'y avait pas de doute. Elle n'est pas particulièrement calée en musique classique, mais elle s'était trouvée parmi les spectateurs du concert gratuit que Bell avait donné à la Librairie du Congrès quelques jours avant. Et le voilà maintenant, il est là, le virtuose international, en train de faire la manche. Elle n'y comprenait rien, mais quoi qu'il en soit elle n'allait pas rater ça. Furukawa se positionne à dix mètres, de face, au centre, un énorme sourire aux lèvres. Furukawa et son sourire, ne bougent plus jusqu'à la fin.
- Je n'avais jamais rien vu d'aussi étonnant se passer à Washington. Joshua Bell jouant dans le métro en pleine heure de pointe, les gens qui ne s'arrêtaient même pas, qui ne regardaient même pas, et ceux qui lui balançaient des pièces ! De la mitraille ! Je ne ferai jamais ça à personne. Je pensais : mais qu'est-ce que c'est cette ville où je vis, et où quelque chose comme ça peut arriver ?
Quand c'est fini, Furukawa se présente à Bell et met vingt dollars. Ceux-là, on ne les comptabilise pas -- Bell a été reconnu. Finalement, la somme totale recueillie est 32 dollars 17 centimes, car il y a des gens qui donnent des centimes.
- Tout compte fait, rigole Bell, c'est pas si mauvais que ça. Ca fait 40 dollars de l'heure. Je pourrais gagner ma vie à ce tarif, et je n'aurais pas besoin d'un agent !

Ces jours-ci, à L'Enfant Plaza, les affaires du loto marchent bien. Quelque fois des musiciens viennent s'installer et ils sont accueillis par Edna Souza !

Le dernier album de Joshua "The Voice of the Violin" a été plébiscité par la critique musicale, comme à l'accoutumée. Bell rentre tout juste d'une tournée de capitales européennes, et mardi il recevra le prix Avery Fischer. C'est le musicien raté de L'Enfant Plaza qui sera couronné meilleur musicien classique d'Amérique.

[fin de l'article du Washington Post]


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