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Sur le Styx (5ème partie et fin)

Par Sandy458

Je mis un certain temps à identifier d'où provenait la voix fluette qui m'apostrophait.

Une jeune fille, juchée sur un rocher, dessinait des figures dans l'air avec une badine. Elle s'appliquait, les sourcils froncés, et esquissait des arabesques savantes, se jouant de la pluie de cendre qui s'entêtait à troubler ses fioritures aériennes. 

Son visage diaphane arborait des traits fins contrastant avec la rudesse du paysage de l'outre-monde. Ses cheveux noirs, torsadés sur eux-mêmes, retombaient en cascade sur son corps dissimulant à peine sa nudité.

Cette beauté du diable présentait des arguments indéniables pour rendre n'importe quel vieil eunuque complètement lubrique et je me pris à la désirer.

Ensorcelé et conquis, je résolus pourtant de rester sur mes gardes. Si prêt du but, je ne pouvais pas laisser une rose de cette contrée ruiner ma mission,  ses épines recelant probablement les plus pernicieux des poisons.

« De quoi parles-tu ? » lui demandais-je.

Après tout, si elle pouvait m'aider sans que j'aie à faire appel à l'autre face de voyou gominé, j'étais preneur !

« Je sais que tu viens pour la femme. Tu n'es pas le premier à débarquer ici pour commettre une telle folie. Vous êtes étranges, vous les humains. Plus on vous écrase, plus vous vous enfoncez vous-même espérant encore vous faire aimer...quel gâchis... enfin, c'est ton problème, je ne suis là que pour te donner mes indications si tu veux les écouter... »

S'il y avait une chose dont je n'avais pas besoin à ce moment précis, c'était bien d'une leçon de morale donnée par une créature de l'outre-monde fut-elle des plus accortes !

Mais qu'est ce qui ne tournait pas rond avec ma personne pour qu'on se joue de moi et qu'on me fasse la morale en prime ?

« Où est-elle ? Sais-tu où je peux la trouver ? lui demandais-je.


- Bien sûr que je sais tout cela et bien plus encore. Elle patiente sur la berge du fleuve Styx, là où convergent la rivière des flammes et celle du chagrin, là où se jettent le torrent des lamentations et le ruisseau de l'oubli. Charon, le batelier inflexible, a prévu de l'embarquer pour la prochaine traversée. Sais-tu où il la mènera?

 
- Oui, je le sais, vers le royaume des morts...»

La beauté vénéneuse partit d'un rire cristallin si grisant que je la remerciais intérieurement d'être restée perchée sur son rocher. Si elle avait eu la mauvaise idée de me rejoindre, je ne pensais pas que j'aurai pu résister à ses charmes.

Comme je comprenais le pouvoir envoutant du chant des sirènes sur les pauvres mortels tourmentés par leur bas instinct !

« Pauvre humain trop naïf !  A cet endroit, ce n'est pas uniquement le passage vers le royaume des morts, c'est l'affluent qui mène à la porte des Enfers ! »

Je restais un moment interdit, sous le choc de la révélation.

Comment avais-je pu me laisser abuser ?

Tout s'éclairait sous un nouveau jour : l'appel désespéré de Lilah, le comportement de l'autre ordure gominée, ses sourires mielleux dissimulant des non-dits, le contrat nous liant sans aucune discussion possible, la singularité de l'outre-monde enfin...

La morsure du serpent  ne m'avait pas expédié n'importe où, c'était le ticket d'entrée

pour la Vallée de la Géhenne, l'antichambre des Enfers.

« Hâte-toi, Charon s'apprête à choisir son passager.»

D'une volute magistralement tracée dans les airs avec l'aide de sa badine, elle m'indiqua la direction que je devais suivre.

Continuer à avancer.

Sauver Lilah.

Ne plus penser.

Ravaler mon amertume.

« Pour le meilleur et pour le pire », n'est ce pas ?

Pourquoi, Lilah, pourquoi?

La pluie de cendre cessa brusquement alors que je parvenais à un désert de reg à demi envahi par un fleuve si étendu que je ne pouvais en distinguer la berge opposée.

Une foule compacte était amassée sur la rive et je me jetais au milieu de la multitude à la recherche du visage tant désiré.

Des hommes et des femmes, certains arborant des faces apeurées, d'autres des figures résignées se tenaient serrés les uns contre les autres.

Cherchaient-ils un semblant de réconfort dans la proximité fallacieuse des corps ?

Croyaient-ils que leur nombre allait repousser l'issue qui les attendait de l'autre côté ?

Je fonçais sans discernement, bousculant ces êtres figés sur place.

Le batelier... mais bien sûr,  il me fallait trouver Charon pour être certain de rejoindre Lilah !

Enfin, j'atteignis l'extrême bord de la berge que les flots du Styx rongeaient.

La barque y était amarrée, stabilisée par la perche de Charon le passeur incorruptible.

Charon qui, les yeux cousus, était définitivement insensible à la vision d'une âme affolée...

Charon qui, l'ouïe condamnée, ne pouvait entendre aucunes lamentations implorantes...

Sisyphe des Enfers, il accomplissait son immuable mission de navigation entre les deux rives du fleuve, sans sentiment superflu.

Et enfin, je la vis, son visage torturé par les affres d'une peur incommensurable.

Elle avançait lentement, tremblante, mais déjà soumise à son impensable destin.

Repoussant brutalement les deux individus amorphes qui me séparaient d'elle, je la suppliais, éperdu :

« Non, Lilah, n'avance plus ! »

Elle se tourna vers moi, incrédule et son beau regard s'illumina d'espoir et de gratitude.

« Tu es venu, tu es venu... » murmura-t-elle en se jetant dans mes bras.

Je la serrai contre moi à l'étouffer, priant pour que chaque seconde se mue en instant d'éternité.

Après cette longue attente et cette longue errance où j'avais pensé devenir fou, je goûtais au plaisir d'embrasser de nouveau ses cheveux et de m'enivrer du parfum suave de sa peau.

Et c'était là tout ce que j'avais désiré si ardemment...

Tandis que je sentais son souffle chaud dans mon cou, une multitude de souvenirs me submergèrent...

... les premiers regards échangés lors de notre rencontre...

... son sourire enjôleur...

... nos étreintes enfiévrées...

... son corps dont je chérissais chaque parcelle...

... la certitude que c'était elle... tout simplement... pleinement...

Je la sentis se raidir brusquement dans mes bras et échapper à mon enlacement.

Les yeux écarquillés, elle fixait un point au-dessus de mon épaule, là où une main s'abattit avec force.

« Elle peut partir maintenant, je tiendrai parole.

J'annule les aspects putrides de sa vie et ses péchés, comme convenu entre nous.

Mais n'oublie pas, mon cher ami, que nous avons conclu un contrat :

Une existence contre une existence, une âme contre une autre.

Tu m'appartiens, désormais. »

Souviens-toi, Lilah, je t'avais jurée que je donnerais ma vie pour toi...

Je n'ai pas hésité, j'ai pactisé avec le diable en personne pour te sauver.

Et j'entendrai son rire moqueur résonner encore  longtemps sur les rives du Styx...

FIN


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