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Humanum est

Publié le 26 février 2009 par [email protected]

[Parution in L’Hebdomadaire du Jeune Médecin n°173 du 15 février 1990]

Errare humanum est” affirmaient les Anciens. Œuvre humaine, l’erreur est souvent digne d’intérêt, car elle révèle les failles d’un raisonnement, et permet de transcender une difficulté quand on en comprend les mécanismes. « La vérité est l’accident de l’erreur » estimait d’ailleurs Georges Duhamel. Il arrive en effet qu’une conclusion soit véridique, bien que le raisonnement mené pour y parvenir soit pourtant erroné. À l’inverse, un raisonnement d’apparence impeccable peut déboucher, contre toute attente, sur une erreur flagrante. Cet article évoque ainsi certaines méprises célèbres se révélant finalement fort instructives.

Humanum est

L’Amérique
De même que ‘‘moins par moins donne plus’’ en algèbre, certaines erreurs conjuguées peuvent se compenser, conduisant ainsi, par un heureux hasard, à un résultat intéressant, malgré une analyse erronée du problème. Ce fut précisément le cas lors de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, voilà 500 ans. Vers 240 ans avant J.C, le mathématicien grec Eratosthène avait correctement estimé la circonférence de la Terre à 40000 km, ce qui signifiait que la façade atlantique de l’Europe devait se trouver à quelque 25000 km du littoral de l’Extrême-Orient. Bien entendu, aucun navire du XVème siècle n’aurait pu franchir une telle distance sans escale, ne fût-ce qu’en raison du problème des vivres et de l’eau douce, et il n’y avait a priori aucune raison de présumer qu’il existait quelque lieu où l’on pourrait relâcher pour faire des provisions, entre l’Europe et ‘‘les Indes’’ (l’Asie). Mais Colomb se fie à d’autres sources qu’Eratosthène, en particulier à Marco Polo. Or, ces auteurs se trompent grossièrement sur les dimensions du globe, qu’ils estiment environ à la moitié de sa valeur réelle, et ils se trompent aussi sur l’extension orientale de l’Asie, qu’ils situent bien trop à l’est.
En particulier, le géographe florentin Toscanelli pense ‘‘qu’il n’y a pas plus de 700 lieues entre Lisbonne et Cipango (le Japon)’’ ! De ce fait, Colomb est persuadé qu’il doit franchir un océan unique (l’Atlantique) pour rejoindre l’Asie, séparée seulement de cinq mille kilomètres de l’Europe, soit une valeur cinq fois inférieure à la réalité. C’est cette conviction de relative facilité (ou du moins de compatibilité avec les performances de ses caravelles et les exigences d’une navigation raisonnable) qui incite le Génois à tenter l’aventure, et lui permet surtout d’emporter la conviction de ses « sponsors », Ferdinand et Isabelle d’Espagne, lesquels n’auraient jamais engagé un seul maravédis dans l’entreprise, s’ils avaient réalisé que les vraies distances entre les deux extrémités (occidentale et orientale) de l’Ancien monde étaient aussi considérables ! Colomb lui-même n’eût évidemment pas exposé la vie de ses équipages dans une expédition aussi risquée. Par une chance extraordinaire, il existe cependant ‘‘quelque chose’’ entre l’Europe et l’Asie ! Certes, la vision initiale de l’illustre navigateur est erronée, puisqu’il méconnaît la taille réelle de la Terre, et croit que les deux parties extrêmes du monde connu sont bien plus rapprochées qu’elles ne le sont en fait. Certes, sa croyance en un océan unique ignore superbement le plus vaste océan du globe, le Pacifique. Mais en raisonnant ainsi avec de fausses dimensions sur un faux modèle de la planète, Colomb découvre pourtant un vrai continent !…

L’erreur bénéfique
‘‘Un fol enseigne bien un sage’’ disait Rabelais. En substance, cette formule suggère qu’une bévue elle-même peut parfois s’avérer bénéfique, à condition d’être analysée par un esprit sagace. Célèbre pour avoir identifié le virus du Sida, le Pr. Luc Montagnier (chef de l’unité d’oncologie virale à l’Institut Pasteur) [en 1990] explique ainsi dans une interview parue dans Pour la Science (novembre 1989) comment un ‘‘grain de sable, un hasard heureux’’ lui a permis de réaliser une technique de culture des cellules cancéreuses, devenue depuis classique, mais dont l’origine est curieusement redevable à une erreur de manipulation : ‘‘un technicien se trompa dans les proportions d’une préparation que je lui avais demandé de recopier, et cette erreur s’est révélée bénéfique pour la multiplication des cellules cancéreuses’’. Avec reconnaissance, Luc Montagnier regrette même de ne pas avoir pu ‘‘féliciter ce technicien de son étourderie bénéfique’’ !
Les lunes de Mars
‘‘Garbage in, garbage out’’ ont coutume de dire les informaticiens américains : des inepties au départ ne conduisent finalement qu’à des résultats sans intérêt, à jeter à la poubelle. Pourtant, comme pour le voyage de Colomb, certaines découvertes constituent des contre-exemples remarquables de ce principe parfaitement fondé en apparence ! Un raisonnement par induction abusif peut ainsi conduire à une « vraie-fausse » analogie, c’est-à-dire erronée… mais exacte !Apprenant que Galilée venait de découvrir les quatre lunes de Jupiter grâce à sa lunette astronomique, le grand astronome Johannes Kepler en conclut aussitôt, bien qu’on ne les eût encore jamais observées, que Mars devait avoir deux lunes. En effet, Vénus a zéro lune, la Terre en a une seule, et Jupiter quatre (on sait désormais que ce nombre est inférieur à la réalité, puisque les sondes spatiales l’ont porté à seize*, mais Kepler ne connaissait que quatre lunes). Versé dans les progressions géométriques, Kepler interpole alors cette série, comme on le ferait aujourd’hui dans un test psychotechnique : 1 (Terre) ; ? (Mars) ; 4 (Jupiter). Et sur la base d’une raison égale à 2, il affirme que Mars doit « logiquement » avoir deux lunes. Évidemment, ce raisonnement (qui revient à assimiler la structure du système solaire à une table de multiplication) n’a aucune justification scientifique. D’autant plus que le nombre des satellites de Jupiter était alors erroné. Mais l’erreur sur ce nombre donnait par hasard, en appliquant ce faux raisonnement à ces fausses données… un résultat juste ! Car il se trouve, par une étrange coïncidence, que Mars a réellement deux lunes ! Comme disait le moraliste Joseph Joubert, « Il y a des esprits heureux qui vont aux grandes vérités par toutes les erreurs ». Apportant ainsi la preuve qu’une hypothèse erronée peut néanmoins stimuler une recherche authentique, Asaph Hall, qui découvrit au télescope ces deux satellites martiens (Phobos et Deimos) en 1877, s’acharna à les rechercher pour vérifier l’hypothèse de Kepler, relayée par plusieurs écrivains.Notamment Jonathan Swift (dans Les Voyages de Gulliver) et Voltaire qui, sans citer Kepler, reprend dans Micromégas son « vrai-faux » raisonnement analogique : « Ils (le voyageur de Sirius et celui de Saturne) côtoyèrent la planète Mars ; ils virent deux lunes qui servent à cette planète, et qui ont échappé aux regards de nos astronomes. Je sais bien que le père Castel écrira contre l’existence de ces deux lunes ; mais je m’en rapporte à ceux qui raisonnent par analogie. Ces bons philosophes-là savent combien il serait difficile que Mars se passât à moins de deux lunes ». Et l’ère spatiale a rendu hommage à ce vrai-faux raisonnement, en appelant « Voltaire » et « Swift » les deux plus grands cratères de Deimos !…
Hélium connexion
Comme le disait Pierre Dac, « une erreur peut devenir exacte, selon que celui qui l’a commise s’est trompé ou non » ! Mais il est parfois difficile, à un certain stade des connaissances, de différencier une véritable erreur des prémices d’une nouvelle vérité. C’est précisément le cas lorsque la confrontation des données expérimentales à un modèle théorique fait apparaître certains écarts minimes entre les prédictions du modèle et le verdict de l’observation. Doit-on alors interpréter ces écarts comme de vraies erreurs, liées aux inévitables imperfections et incertitudes des mesures? Ou comme la trace révélatrice d’un effet nouveau, encore inconnu jusque là ? Deux fois lauréat du Prix Nobel (Chimie en 1954 et Paix en 1964), Linus Pauling raconte ainsi comment « l’histoire de la découverte des gaz rares illustre de façon intéressante l’importance qu’il faut attacher aux écarts les plus faibles que l’on peut observer dans des résultats scientifiques ». Étudiant la composition de l’air vers 1785, le chimiste anglais Henry Cavendish faillit découvrir les gaz rares de l’air (hélium, argon, néon et autres), car il trouvait systématiquement un résidu après élimination des constituants principaux (azote, oxygène, vapeur d’eau et gaz carbonique). Mais Cavendish et tous les chimistes pendant plus de cent ans estimèrent que ce résidu, cette petite bulle de gaz (représentant moins de la cent-vingtième partie du volume d’air initial) n’était certainement qu’un artefact, une erreur. On croyait que ce résidu aurait certainement disparu si les techniques d’analyse avaient été parfaites. Étonnés cependant d’observer cette erreur expérimentale allant toujours dans le même sens, Lord Rayleigh et Sir William Ramsay reprirent soigneusement en 1894 les analyses de Cavendish, en établissant avec quatre chiffres significatifs les densités des gaz étudiés. Les gaz rares ne réagissant guère chimiquement, leurs découvreurs eurent recours à la spectroscopie pour traquer cette « hélium connexion » qui ajouta une colonne au tableau périodique des éléments et permit à ces savants de recevoir le Prix Nobel en 1904.
Einstein connexion
De façon analogue, l’astronome français De Lalande rata de très près la découverte de la planète Neptune en mai 1795 : alors qu’il effectuait des relevés pour établir de nouvelles cartes célestes, il interpréta comme une erreur de mesure une différence de position entre deux relevés. En effet, les étoiles sont fixes et leurs positions sont donc stables d’un relevé à l’autre. Mais si De Lalande avait pensé « nouvelle planète » (donc mobile) au lieu de penser « erreur », il eût précédé Adams et Le Verrier de cinquante ans ! C’est d’ailleurs en étudiant les écarts systématiques entre la « marche » d’Uranus dans le ciel et les prédictions de la mécanique céleste que ces deux savants s’adjugèrent la découverte de Neptune, récemment [1990] dévoilée par la sonde Voyager 2. Et rappelons que l’explication d’une telle différence entre l’observation et le modèle admis permet parfois d’accréditer une théorie nouvelle, en justifiant précisément enfin cet effet jusqu’alors énigmatique. Le cas le plus célèbre d’une telle percée épistémologique majeure concerne le mystère de l’avance du périhélie de Mercure. Au XIXème siècle, Le Verrier et Newcomb avaient observé ce phénomène, inexplicable par la mécanique céleste de Newton, et d’une intensité très faible mais non négligeable (43 secondes d’arc par siècle). Expliqué ultérieurement par Einstein, cet effet insolite constitua l’une des principales pierres de touche de la théorie de la relativité générale : à pseudo-erreurs étranges, esprits novateurs…
Sophismes
La logique classique oppose le paralogisme (où l’on se trompe de bonne foi) au sophisme (où l’intention d’abuser autrui est délibérée). Mais cette différence est au fond académique, et ces deux raisonnements erronés sont voisins, comme le montre le rapprochement de ces deux exemples, où la certitude de l’ignorance est censée entraîner une ignorance de la certitude : « Nous allons en Alaska, explique Mickey à Dingo dans l’une des désopilantes aventures des héros de Walt Disney. L’Alaska est un pays froid, presque entièrement désertique, et de grandes parties de son territoire sont encore inconnues des cartographes. –Alors, réplique Dingo, comment savoir si nous allons bien en Alaska ? (Paralogisme). Le second exemple évoque un célèbre personnage du folklore maghrébin, Djorrah. Entrant chez un marchand, Djorrah lui demande : « M’avez-vous déjà vu auparavant ? » –Non je ne vous ai jamais vu, lui répond de bonne fois celui-ci. –Alors, s’exclame Djorrah, comment êtes-vous si sûr que c’est moi ! » (Sophisme). Les Grecs anciens, notamment les philosophes dialecticiens de Mégare, maniaient les sophismes avec un rare talent. Dionysodore « prouve » ainsi à Ctésippe que son père est un chien : « –Conviens-tu que ton père est à la fois le tien et père ? – Oui. – Bon. As-tu un chien ? – Oui. – Et a-t-il eu des chiots ? – Oui, je l’ai vu saillir la chienne. – Étant ainsi à la fois ‘‘le tien’’ et ‘‘père’’, ce chien est donc ton père ! » Et le syllogisme, ce pur produit de la logique classique, était de même dévoyé à des fins tendancieuses pour « montrer » que l’homme aurait des cornes : « L’homme a toute chose qu’il n’a pas perdue. Or, il n’a pas perdu de cornes. Donc, l’homme a des cornes »…
Erreur ou pas ?
Si le sophisme constitue le prototype de l’erreur flagrante, il arrive que d’autres erreurs ne soient pas absolues, mais relatives à une certaine approche d’un problème. Si l’on demande ainsi à un enfant d’âge préscolaire de recopier le dessin d’un triangle, celui-ci trace souvent un rond. L’adulte croit alors volontiers que l’enfant s’est trompé, par manque d’attention ou de connaissances. En réalité, comme l’expliquent Jean Piaget et Bärbel Inhelder, il ne s’agit pas vraiment là d’une erreur, mais plutôt de la révélation d’une différence de perception spatiale entre la pensée du jeune enfant et celle de l’adulte. Encore vierge de toute empreinte pédagogique, l’esprit de l’enfant privilégie en effet les propriétés topologiques du dessin, alors que celui de l’adulte s’attache davantage aux relations métriques des figures. Pour l’adulte, le critère le plus pertinent concerne donc les angles et les côtés du triangle (propriétés géométriques), alors que le jeune enfant, encore non influencé par des acquisitions scolaires, remarque surtout que le triangle et le cercle sont tous deux, l’un comme l’autre, des courbes fermées (du même genre topologique). Dans cette perspective, il n’y a donc aucune raison pour lui de procéder à une distinction effective entre ces deux figures perçues essentiellement par leur point commun, et non par leur aspect dissemblable ! Pour le mathématicien traitant de topologie, un triangle et un cercle représentent aussi le même objet, alors qu’il les distinguera évidemment en géométrie… Une erreur peut même consister paradoxalement… dans l’absence d’erreur. C’est-à-dire dans le fait de voir une erreur là où il n’y en a pas. Douglas Hofstadter (fils du Prix Nobel de Physique 1961) a proposé ainsi un exemple de « vraie fausse erreur » : « Cette frase comporte deux erreurs » : une faute d’orthographe pour la première, plus une affirmation erronée sur l’existence d’une seconde erreur ! Yakov Pérelman, un célèbre écrivain scientifique russe mort en 1942, évoque une situation analogue avec ce problème insolite : « puisque huit fois huit font cinquante-quatre, à quoi est égal quatre-vingt-quatre ? » A priori, cet énoncé paraît parfaitement erroné pour quiconque sait que 8 fois 8 = 64. Cependant, écrit Pérelman, « cette question étrange n’est pas dénuée de sens et le problème peut être résolu ». Sauf par le sujet ignorant, précisément, que 8 fois 8 = 64 ! En fait, c’est une contrainte mentale occulte (un « blocage », diraient les pédagogues et les psychologues), notre habitude de compter en base dix, qui nous pousse trop vite à qualifier cette question de stupide en y voyant une erreur imaginaire. Car rien dans l’énoncé de Pérelman ne précise qu’il se réfère à la numération décimale, mais nous le rattachons pourtant inconsciemment à cette base dix, si familière depuis l’enfance ! En réalité, l’énoncé « 8 fois 8 = 54 » se vérifie en base 12, où 54 correspond effectivement au nombre décimal 64, puisque (5 * 12) + 4 = 64. Et dans ce système duodécimal, 84 correspond au nombre décimal 100, car (8 * 12) + 4 = 100. Malgré son apparence d’absurdité flagrante, la question posée était donc pertinente, et attendait une vraie réponse !
Complexe de Laïos
On peut donc se tromper parce qu’on a sous-estimé ses propres capacités pour résoudre un problème, ou même flairé des erreurs ou difficultés inexistantes. C’est une situation que Paul Watzlawick et ses collègues de Palo Alto qualifient « d’efforts désespérés pour stabiliser un bateau… en équilibre » : « Il arrive qu’une absence de difficulté soit paradoxalement considérée comme un problème nécessitant une action corrective ». Les praticiens sont ainsi fréquemment interpellés pour « guérir un gaucher » ou soigner telle autre « erreur » de comportement. Mais évoquons ici, comme exemples caractéristiques de ce type d’erreurs, un jeu télévisé où l’on demandait « qui a écrit La vie en rose pour Edith Piaf ? » Et un jeu radiophonique où les auditeurs devaient répondre à la question « quel est le vrai nom du chanteur Lionel Richie ? » Marquez une pause avant de poursuivre votre lecture, en vous persuadant que vous êtes parfaitement compétent pour répondre à ces questions !… En effet, vous disposiez de toutes les informations utiles, mais vous avez probablement, comme les auditeurs de ces jeux, imaginé une difficulté sans fondement puisque c’est Edith Piaf elle-même qui a écrit sa chanson La vie en rose, et que Lionel Richie n’est pas un pseudonyme, mais le vrai nom de ce chanteur ! Voulant éviter de commettre une erreur, face à un écueil imaginaire, on se met ainsi dans l’impossibilité de résoudre le problème et, par là même, dans une position vulnérable conduisant fatalement à l’erreur. Soit parce qu’on déclare forfait trop vite, soit parce qu’on développe des contre-mesures indues contre cette « peau de banane » qu’on s’est inconsciemment, soi-même, jeté sous le pied. Impliquant le paradoxe prévisionnel des garanties nuisibles, cet état d’esprit et ce comportement ont été parfaitement décrits par Benjamin Constant, un siècle avant Freud, à propos du père d’Œdipe, Laïos, qui s’empêtra dans l’erreur funeste, justement pour éviter l’erreur : « Les précautions qu’il prit pour que ce pressentiment ne se réalisât point furent précisément ce qui le fit se réaliser ». C’est en somme le « complexe de Laïos ». L’acharnement à éradiquer la grippe par la vaccination s’apparente à cette problématique d’une difficulté induite en partie par les solutions qu’on y apporte : plus le vaccin est efficace (éliminant la souche virale dominante), plus s’accroît l’importance épidémiologique des « outsiders » que sont les virus mutants, et plus l’espoir d’éliminer la grippe s’éloigne ! Avec la grippe donc, comme diraient les écoliers parlant de l’erreur et de l’exactitude, « plus on a tout bon, plus on a tout faux ! » Et plus il faut « tout effacer et recommencer », c’est-à-dire modifier régulièrement le vaccin…
L’erreur édifiante
Échouant régulièrement à leurs examens, certains étudiants sont familiers des fautes d’étourderie, ou autres bévues grossières. La fréquence et l’importance de ces phénomènes ont conduit certains psychanalystes ou enseignants à parler de la « pédagogie de la faute », consistant à « récupérer l’erreur » dans un but thérapeutique ou d’enseignement. Une erreur peut effectivement s’avérer très instructive, comme le montrent diverses pseudo-démonstrations mathématiques. Par exemple, la « preuve » que 2 est supérieur à 3 : on part de 1/4 > 1/8 (vrai), ce qui s’écrit encore : (½)2 > (½)3. Puisqu’à un plus grand nombre correspond un plus grand logarithme, on en conclut : Log (½)2 > Log (½)3 (toujours vrai). D’où l’assertion véridique : 2 Log (½) > 3 Log (½). Comme Log (½) est différent de 0, on peut diviser chaque membre de cette relation par Log (½), ce qui « montre » ainsi que 2 est supérieur à 3 ! « D’idées vraies en idées vraies, et de clartés en clartés, le raisonnement peut n’arriver qu’à l’erreur » disait Rivarol. L’erreur consiste ici à avoir oublié que Log (½) est une quantité négative, ce qui imposait de changer le signe de l’inéquation, après division par une quantité négative. Un professeur de mathématiques peut utiliser cette démonstration erronée pour souligner précisément l’importance de ce changement de signe : c’est ce qu’on appelle une démonstration par l’absurde, illustrant l’importance didactique des erreurs en matière de raisonnements et d’inférences logiques.
Série noire
Une erreur voisine, mais plus subtile, donna du fil à retordre aux mathématiciens : la pseudo-démonstration, apparemment irréprochable, selon laquelle 0 et 1 seraient deux nombres égaux ! Soit en effet la somme infinie : S = 1-1+1-1+… = ? Conformément à l’associativité de l’addition, on peut regrouper les termes de cette série pour écrire : S = (1-1)+(1-1)+(1-1)… On en conclut à l’évidence que S = 0. Mais en appliquant la règle des signes de l’algèbre élémentaire, on peut aussi regrouper les termes de cette série autrement pour écrire cette fois : S = 1-(1-1)-(1-1)… Avec une évidence tout aussi éclatante que précédemment, on obtient alors S = 1. Puisque deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles, comme nous l’apprend la logique classique, c’est donc que 0 = 1 ! Cette « série noire » menace-t-elle donc de déstabiliser tout l’édifice mathématique patiemment bâtie au fil des siècles ?… En réalité, le raisonnement précédent transpose abusivement pour une série infinie des techniques valables seulement pour des séries finies. Nous commettrions une erreur analogue en appliquant à un ensemble infini l’axiome « le tout est plus grand que la partie » : les raisonnements sur l’infini exigent une extrême prudence intellectuelle ! En fait, il n’est pas licite de calculer sur une série infinie avant d’avoir montré sa convergence, et la série évoquée ici n’est précisément pas convergente. Aussi fallut-il les efforts conjugués de nombreux mathématiciens comme d’Alembert, Cauchy, Duhamel ou Weierstrass, pour qu’on puisse raisonner clairement sur ces séries infinies, et les candidats aux grandes écoles scientifiques doivent ainsi s’exercer sur ce terrain miné, comme ils feraient des gammes, avant de briguer leurs parchemins !
Les actes manqués
Les psychanalystes qualifient d’ « actes manqués » certaines erreurs comme les lapsus, et les présentent comme des interférences entre processus conscients et inconscients. Un merveilleux exemple de lapsus linguae mérite d’être rapporté ici pour illustrer ce type d’erreurs. Un célèbre neurologue universitaire répond à la radio aux questions d’une auditrice. Il lui explique comment, à son avis, « la psychanalyse se trouve désormais complètement dépassée », s’appuyant même sur le fait qu’on n’enregistre plus guère de communication qui lui soit consacrée lors des congrès mondiaux de psychiatrie, alors qu’un tiers des communications intéressaient encore cette discipline dans les années 1960. Selon ce spécialiste, « la psychiatrie biologique doit logiquement supplanter l’analyse ». Fort bien. Tout avis est respectable. Mais tout en développant ce discours contre la psychanalyse, l’orateur commet à plusieurs reprises le même lapsus, alors qu’il s’adresse à l’auditrice qu’il a en ligne, il appelle celle-ci « la patiente », noblesse de l’art oblige (et habitude !), ce dont il s’excuse en précisant qu’ « il ne s’agit pas bien sûr d’une patiente, mais d’une auditrice ». Le paradoxe réside dans le fait que l’orateur illustre ainsi, malgré lui, une thématique majeure de la psychanalyse (le lapsus), au sein même de son argumentation niant l’intérêt de ladite psychanalyse !… Le journaliste Joseph Paletou évoque un exemple symétrique du lapsus linguae, une sorte de « lapsus d’écoute ». C’est-à-dire une erreur d’interprétation ayant abouti à un quiproquo, célèbre en son temps, car il prit des proportions médiatiques en raison de la personnalité concernée (un ministre de la IVème république) : « la presse avait crié au scandale parce que le ministre Raymond Triboulet, contemplant un bronze antique d’une femme très dévêtue, avait soupiré : « ça ne vaut pas tous les bordels ! » Or il n’avait pas dit « bordel », mais « Bourdelle » !… Il est probable que ceux qui déformèrent ainsi les paroles de Raymond Triboulet n’étaient guère familiers du sculpteur Antoine Bourdelle, ou que leurs préférences allaient vers des valeurs bien moins culturelles ! Comme titra peut-être la presse satirique de l’époque, « pour une bourde, c’était une bourde(elle) ! » Mais il est vrai que seule la persévérance passe pour diabolique.

[Seize satellites joviens connus en 1990, nombre porté à soixante-trois en 2009.]

[CET ARTICLE SERA BIENTOT POURVU D’IMAGES]


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