Magazine Journal intime

Glisse de char

Par Pierre-Léon Lalonde
Le patron n'est pas là lorsque j'arrive au garage vendredi après-midi. Les chauffeurs s'agitent en tout sens et le nouveau mécanicien qui ne parle pas le français et à peine l'anglais, hausse les épaules en faisant semblant de travailler. Les chauffeurs de jours commencent à rentrer, mais l'absence du boss retarde l'attribution des taxis pour la nuit.
Assis dans le bureau j'attends comme les autres. Je dois glisser un mot au patron concernant ma location pour la soirée. La veille, j'ai perdu plus d'une heure, le temps qu'on remplace le radiateur d'un Malibu sur ses derniers miles.
Les chauffeurs se succèdent dans l'embrasure de la porte du bureau et j'imite le haussement d'épaules du mécano quand on me demande où est le patron. J'échange des banalités d'usage et je rigole avec certains de me laisser leurs enveloppes. Une dizaine de minutes s'écoulent avant que le patron arrive enfin à cinq heures pile. Ôtant son manteau, il explique rapidement que dans la matinée, il a acheté un nouveau véhicule pour remplacer celui qui s'est fait détruire par un 4X4 la semaine d'avant. Les formalités avec le bureau du taxi et avec le garage où l'on installe les taximètres expliquent son retard.
Il s'assoit dans son fauteuil derrière son bureau et s'ensuit un va-et-vient frénétique pour l'obtention des clés. Chaque chauffeur en profite pour y aller de ses doléances concernant les taxis, mais ils payent quand même leurs dus en s'en retournant avec leurs petites misères. J'observe le manège en attendant patiemment mon tour. C'est un voyage autour du monde en accéléré. Ces chauffeurs viennent de partout à travers la planète. Il y en a même qui viennent d'ici, mais force est de constater que c'est la minorité visible de l'industrie.
Finalement, on en arrive à moi. Le patron me fait un "deal" de 15 piasses pour la veille, mais je ne sais toujours pas quel taxi j'aurai, ni dans quel état il sera. Pour l'instant, il s'applique à me raconter ses déboires de la journée et de l'argent qu'il doit débourser, etc., etc. Je fais semblant de compatir, j'ai surtout hâte de partir. Arrive alors dans le bureau monsieur Jones, un chauffeur jamaïcain d'une soixantaine d'années qui s'apitoie à son tour sur sa journée. Décidément.
Je commence à faire sentir mon impatience lorsque le téléphone sonne. Le patron répond laconiquement, raccroche et demande à Monsieur Jones de me conduire au garage des "compteurs", le nouveau taxi est prêt et c'est moi qui vais le baptiser.
Un gros Chevrolet Impala 2000 quelque chose avec juste 45 000 kilomètres dans la carcasse. Ça va faire changement des Malibu de la flotte qui nagent dans les 400 000 et plus. Déjà, le siège sur lequel je m'assieds n'est pas défoncé, ça commence bien. Faut juste que je m'ajuste à l'appareillage de la bête. Le plafonnier ne s'allume pas de la même manière, les essuies-glace ne sont pas du même côté, le bras d'embrayage est sur le volant au lieu d'être au milieu. Des détails qui vont me faire "gosser" toute la nuit.
Curieusement, ma façon de conduire est complètement différente. D'abord à cause du véhicule, ça serait bien maudit que je l'accidente le premier soir, surtout quand on sait ce qui est arrivé à celui qui portait le même numéro de dôme auparavant. Y'a aussi le fait que le dégel de la semaine a fait que les rues de la ville ressemblent à la surface lunaire. Y'a du cratère en ciboire!
Pis comme si ce n'était pas assez, le froid se met de la partie, la neige remplace la pluie et Montréal se transforme en gigantesque patinoire.
La nuit fut assez ardue au niveau de la conduite. Ça chirait comme on dit. Fallait garder ses distances et les dérapages contrôlés étaient légion. Fallait surtout être attentif aux autres sur la route. Aux intersections, les rouges étaient souvent optionnelles.
La température a fait en sorte que la nuit a été particulièrement occupée et s'est prolongée jusqu'au levé du jour. Quand les métros ont rouvert, je n'ai pas demandé mon reste et suis allé me coucher complètement épuisé.
J'aurais lancé mon téléphone au bout de mes bras quand il s'est mis à sonner juste après midi. C'était le patron. Il avait omis un léger détail concernant le nouveau taxi : des pneus d'hiver...
J'ai glissé du lit et suis retourné au garage.

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Pierre-Léon Lalonde 582 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossiers Paperblog