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Une cyberinfrastructure pour les sciences humaines et sociales

Publié le 28 juin 2007 par Pierre Mounier

J'ai récemment découvert, via un article publié par Corinne Welger dans l'Observatoire Critique, le rapport publié à la fin de l'année 2006 par l'ACLS et intitulé Our Cultural Commonwealth, The report of the American Council of Learned Societies Commission on Cyberinfrastructure for the Humanities and Social Sciences. Comme le dit Corinne Welger, ce rapport manifeste une prise de conscience, aux Etats-Unis, de la nécessité de passer, pour les sciences humaines et sociales, à un autre niveau de développement en ce qui concerne les usages des nouvelles technologies. Pourtant, on ne peut pas dire que ce pays soit particulièrement en retard sur ce plan, surtout quand on compare à la situation française. Les Etats-Unis, de même que la Grande-Bretagne, les pays scandinaves ou l'Allemagne du reste, possèdent plusieurs centres de recherche et développement dans le domaine des digital humanities : on pourrait citer par exemple le Maryland Institute for Technologies in the Humanities, l'Illinois Center for Computing in Humanities, Arts and Social Science, ou encore le Scholarly Technology Group for the Humanities de Brown University.

C'est à partir de cette base, que l'ACLS tente de tracer les grandes lignes de ce qui pourrait constituer un programme cohérent de développement pour les SHS. Et le mot-clé qui résume cette stratégie est celui de cyber-infrastructure, que le rapport définit de la manière suivante : « a layer of information, expertise, standards, policies, tools, and services that are shared broadly across communities of inquiry but developed for specific scholarly purposes : cyberinfrastructure is something more specific than the network itself, but it is something more general than a tool or a resource developed for a particular project, a range of projects, or, even more broadly, for a particular discipline. »

Très pragmatique dans sa démarche, le rapport articule son argumentation en trois moments : il fait d'abord un état des lieux des nouvelles possibilités qu'offrent les technologies numériques en réseau à la recherche en SHS. Puis, il pointe les obstacles les plus fondamentaux à la concrétisation de ces possibilités, pour énumérer finalement une série de recommandations pour l'avenir.

On est frappé de constater à quel point la question de l'accès du public aux ressources est important dans cette perspective. Au delà en effet de la mise à disposition des chercheurs de masses de données et de nouveaux outils d'exploitation de ces données qui permettent d'engager de nouvelles recherches, ce qui semble importer aux auteurs du rapport, c'est d'abord et avant tout le fait que les programmes de numérisation des sources primaires, la constitution de bibliothèques virtuelles d'ampleur, permettent à un large public d'accéder enfin à des matériaux et des informations qui lui étaient inaccessibles jusque là. Il y a là manifestement le souci d'un rendu au public d'un bien commun (d'où la notion de commonwealth qui apparaît dans son titre) dont le caractère tout à fait particulier est reconnu.

De la même manière, dans la liste des difficultés qui accompagnent inévitablement le développement des usages du numérique, parmi ceux que l'on connaît bien déjà : les problèmes de pérennité, le manque de ressources, le conservatisme de la communauté en SHS, on est surpris de voir apparaître la question du copyright, qui fait l'objet du plus long développement. Plus encore, l'affaire Eldred, et son corrélat législatif, le Sonny Bono Copyright Extension Term Act, est mentionné comme un cas typique des obstacles que le droit de propriété intellectuelle oppose à la libre diffusion des oeuvres et des savoirs par le moyen des réseaux numériques. Et l'ACLS de recommander aux chercheurs d'une part de ne pas se laisser intimider par les ayants-droits et de tirer parti de tous les usages que leur permet le fair use, et d'autre part de prendre les devants en diffusant sous licence Creative Commons leur propre production académique.

On relèvera dans cette section un passage très intéressant intitulé « Culture, Value, and Communication » qui tente de reconstituer très rapidement une économie politique de l'édition numérique scientifique, sur la base de trois sous-systèmes économiques : l'économie de marché, l'économie symbolique et l'économie des financements publics. Il s'agit pour les auteurs du rapport de montrer simplement à travers quelques exemples précis (Muse, l'EPIC, etc.) à quel point ces trois systèmes sont entremêlés dans les pratiques d'édition qui ne peuvent se développer qu'au point de jonction entre eux. Voilà une approche bien pragmatique qui renvoie un certain nombre de débats français, pour ne citer qu'eux, au rang des vieilles lunes idéologiques.

Mais il est temps maintenant d'en venir à l'essentiel du rapport : les recommandations, adressées pour l'essentiel aux communautés savantes elles-mêmes, qu'il s'agisse des chercheurs, des politiques de la recherche, des éditeurs ou des bibliothèques.

Tout d'abord, une cyber-infrastructure pour la recherche en SHS devra nécessairement être :

  1. Un bien public
  2. Pérenne
  3. Intéropérable
  4. Encourageant la collaboration entre chercheurs
  5. Prenant en charge l'expérimentation

Tentant de développer moi-même depuis quelques années au sein de mon établissement une politique d'édition électronique qui tente de répondre (avec plus ou moins de bonheur) à ces critères, en bonne intelligence avec d'autres d'ailleurs, j'avoue ressentir une certaine joie au constat que ces efforts ne sont pas isolés et sont reconnus comme fondamentaux pour ce domaine.

Mais j'en viens maintenant aux recommandations. Il s'agit donc de :

  1. Investir massivement dans une cyberinfrastructure pour les SHS
  2. Développer des politiques publiques et institutionnelles qui encouragent l'ouverture et l'accès
  3. Promouvoir les coopérations entre le public et le privé
  4. Cultiver le leadership sur cette question de l'intérieur des communautés scientifiques
  5. Encourager une « érudition numérique » (digital scholarship. Je ne suis pas sûr de ma traduction)
  6. Mettre en place des centre nationaux qui soutiennent la cyber-infrastructure
  7. Développer des standards ouverts et des outils robustes pour les travaux de recherche.

Je l'ai dit ailleurs, à propos des questions de gouvernance de l'Internet, le plus difficile lorsqu'on tente n'est serait-ce que d'observer les questions technologiques, c'est de placer le regard à la bonne distance : ni trop près pour éviter d'être absorbé par le détail de telle question technique, ni trop loin de peur de survoler le paysage d'une vue d'ensemble qui n'en saisit pas véritablement la logique. Il me semble bien qu'en cette occasion, le rapport de l'ACLS effectue le bon réglage de focale et la notion de cyberinfrastructure est l'élément essentiel qui le lui permet. Au coeur de toute cette logique, on retrouve évidemment la fameuse notion d'appropriation que nous sommes un certain nombre à porter, contre tous les conservatismes qui tiennent résolument à distance l'intellectuel et le technologique. La notion même de digital humanities synthétise toute cette question, et fait le pari d'une adéquation, d'une interaction très forte, entre la recherche intellectuelle et les outils et instruments de cette recherche. Pour ce qui concerne les technologies numériques en réseau, l'exploration et l'appropriation par les communautés de recherche elles-mêmes de cette relation vient tout juste de commencer. Encore faut-il avoir conscience de sa nécessité.


Crédits photo : Jean Kempf, en CC by-nc


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