Magazine Humeur

Morituri

Publié le 11 mars 2009 par Jlhuss

t044940a.1236670029.jpg Sénèque voudrait gratifier ses amis avant de  s’ouvrir les veines. Il demande son testament. Le centurion dit non. Consigne d’en haut. Main basse en perspective. Et puis si on commence à flâner avec ça, pourquoi pas ensuite l’envie de faire un dernier tour de jardin ? prendre congé de chaque domestique, baiser le chien sur la truffe etc…

Ce centurion n’est pas un mauvais cheval, il aimerait seulement que ça ne traîne pas. Rien ne vaut un bon égorgement, comme pour Lateranus, dernièrement expédié ad patres en moins de deux. Avec un suicide, on ne sait jamais, surtout d’un philosophe, capable de se faire garrotter de temps en temps pour continuer à bavasser… J’aimerais bien rentrer chez moi pas trop tard, avoir le temps d’un bon gros  dîner, de jouer aux dés avec les petits, et de pratiquer Claudia un minimum avant de dormir deux trois heures, car demain, je suis de garde au chant du coq, moi !  Sans compter que la mort d’un vieux à domicile, c’est moins jouissif qu’au cirque un combat de gladiateurs. Blindés, les bourrins, faut voir ! mais polis quand même : Morituri te salutant . Un Germain bouffé par un lion, c’est pas mal non plus. On peut penser ce qu’on veut de Néron, il faut reconnaître que les spectacles, il s’y entend. Comme chanteur, bon, je peux pas dire, je l’ai pas vu se produire à Naples. L’autre fois, après le grand incendie, on m’a dit qu’il a mis des chrétiens en torches vives  pour leur apprendre à jouer avec le feu. J’ai raté ça aussi, j’étais chez ma sœur à Brindes. Il paraît que ça avait de la gueule le soir tombé, qu’on aurait pu lire dans les jardins comme en plein jour.

« Eh bien, mes amis, dit Sénèque, puisqu’on m’interdit de vous témoigner autrement ma tendresse, je vous laisse l’exemple de ma vie. Non qu’elle soit admirable en tout. J’ai erré parfois, salissant en chemin le bas de ma toge. Pour nous, la vertu n’est pas la pureté, c’est le service périlleux . In actu mori, mourir dans l’action. M’y voilà. Quand on choisit de  naviguer dans les tempêtes, le devoir est de louvoyer, de risquer le récif pour trouver la passe, tenter de sauver l’équipage en cherchant les courants et les vents favorables. L’opportunisme aussi est une vertu stoïcienne. Au moins on ne dira pas que j’ai contemplé de haut la mer furieuse, comme le sage  selon Epicure, bien à l’abri dans le temple de la prudence… Ne pleurez pas ! Voulez-vous vous déshonorer ? m’attendrir ? Nos préceptes de raison, c’est maintenant. Pourquoi votre étonnement ? La cruauté de Néron vous était connue : quel crime peut effrayer un homme qui a fait tuer sa mère ?  « Feri ventrum ! », frappe au ventre, a lancé au sicaire cette femme atroce, vraie matrice d’horreur. Oh ! mes leçons de clémence entre ces deux fauves ! Je disais : ‘Le devoir du prince, partout où il passe, est d’adoucir toute chose, mansuetiora omnia faciat.’ On m’écoutait. Cinq ans de mansuétude sous ma conduite. Fallait-il partir ensuite ? Déserter ? Est-ce que c’était encore possible ? Est-ce que seulement je le souhaitais ? Mes ennemis diront que j’avais pris le goût de la prééminence… Hujus eminentis vitae exitus cadere est, le destin de cette vie qui s’élève est de tomber, c’est dans l’ordre. La mort ne doit pas nous surprendre : depuis ta naissance tu y es conduit,  ex quo natus es duceris. Du moins, amis, et quelle que soit la main qui frappe, celle d’un esclave ou celle d’un roi, croyez qu’en mourant sans trembler vous ravissez au vainqueur sa victoire. Aidez-moi.»

Bon, soupire le centurion, voilà pour un premier laïus. Je peux déjà tirer un trait sur ma partie de dés… D’accord, c’est du Sénèque. On a beau dire, ça a de la classe. Une carrière pareille rien qu’avec des phrases, y a qu’à Rome qu’on voit ça.  Comme il les tenait tous au début, il y a quinze ans ! Moi, fils de tribun fourré dans le palais, j’ai vu le gars Néron, déjà bourrique infernale, écouter ce maître dans les portiques, soudain doux comme un agneau sous l’œil du pâtre. Et même l’Agrippine, une dure à cuire qui en avait vu d’autres : sourcil froncé, mais sous le charme. C’est elle qui avait fait revenir de Corse ce beau parleur. Mon père m’a même dit que c’est pour ça, parce que Sénèque parlait trop bien, que le Prince d’alors, Caligula, la petite tapette, fou de jalousie l’avait viré dans cette île miteuse. On a aussi parlé d’une coucherie de palais. Pas le genre du type, à mon avis, trop sec. En tout cas, huit ans à causer pour les chèvres, là-bas, sur ce rocher de cafard, avec sa petite santé !… Bon, voilà maintenant qu’il embrasse sa femme ! Fallait s’y attendre. Un beau second couplet en perspective, le grand duo du troisième acte. M’est avis qu’on n’est pas rendu. J’ai qu’à me dire que je vis des moments historiques… Allons prévenir mes hommes dehors qu’il y en a pour un lustre, qu’ils peuvent s’asseoir, jouer aux osselets. Après tout, on n’a que le bon temps qu’on se donne. Carpe diem.

(à suivre)

Arion

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