Magazine

Je suis un pirate ; voici pourquoi

Publié le 12 mars 2009 par Pierre Mounier

Réseau des piratesCela faisait longtemps que j'attendais cela. Après des années et des années de législations toujours plus arriérées et répressives concernant les usages d'Internet, le projet de loi Création et Internet touche le fond et provoque une réaction salutaire. Car la constitution du Réseau des pirates et la rédaction du Pacte pour les libertés numériques que je viens de signer constituent une nouveauté assez importante.

Les différentes lois qui ont été votées depuis 2000, mais surtout 2001 : Loi pour la Société de l'Information (LSI), Loi pour la confiance dans l'Economie Numérique (LCEN), Loi Droit d'auteur et droits voisins (DADVSI), parmi d'autres, n'ont jusqu'à présent provoqué que des concerts de protestation de la part des associations de défense des libertés publiques sur Internet (IRIS), puis des groupes de revendication particuliers, assez inutiles, il faut bien le dire. Pendant très longtemps, le débat est resté bloqué en France entre ceux qui prétendaient proposer des modes de régulation visant à mettre fin à la soi-disant "zone de non-droit" que représenterait Internet, et ceux qui, s'opposant à ces mesures législatives, n'en proposaient cependant pas d'alternative.

Le débat sur la DADVSI a constitué un début de changement puisque qu'à la volonté répressive du gouvernement, un certain nombre de députés ont proposé une véritable alternative, la licence globale, qui fut finalement rejetée, comme on le sait.

Je rejoins aujourd'hui le Réseau des pirates parce que le Pacte pour les libertés numériques qu'il propose représente un progrès considérable par rapport aux formes de luttes pour les libertés numériques dont j'ai été témoin jusqu'à présent. D'abord, parce qu'il n'est pas seulement oppositionnel mais tout autant propositionnel, pas seulement défensif, mais aussi proactif. Ensuite, parce qu'il élargit la problématique des libertés numériques au delà de la simple question du téléchargement et la met en relation avec celle de la surveillance des citoyens sur le réseau, avec celle du libre accès aux savoirs, mais aussi avec celle de la nécessaire réforme du droit de propriété intellectuelle. Enfin parce qu'il remonte à la source du problème qui n'est pas seulement une question de législation, mais d'abord de légitimité et de gouvernance. Je me permettrais de citer et de commenter les dix points du Pacte, absolument pertinents dans le contexte actuel :

1) Préserver les libertés numériques
Soutenir, en commission et en plénière, les résolutions et les amendements qui étendent le champ des libertés numériques, a fortiori, à écarter les dispositions qui les restreignent. Maintenir le régime de responsabilité aménagé des intermédiaires techniques.

Il s'agit ici à la fois de préserver les éléments de liberté, en particulier en défendant le régime de responsabilité limité de l'hébergeur, aujourd'hui menacé, mais aussi d'en étendre le champ d'application. Intéressante perspective qui remet en cause l'implicite de notre époque selon lequel nous serions arrivés au maximum de l'extension des libertés, voire "trop" de liberté, en particulier sur Internet. Or, les nouveaux usages qui se développent sur le réseau reposent à bien des égards sur la revendication de nouvelles libertés, celles de la "culture libre" : accéder, modifier, mixer, redistribuer qui sont le moteur de la société de l'information comme la liberté d'expression est le moteur de la société libérale. Il y a donc bien de nouvelles libertés à conquérir, plutôt que seulement d'anciennes à défendre ; et cela représente une autre perspective de combat.

2) Protéger le droit à la vie privée
Renforcer les pouvoirs et les moyens du Groupe article 29 ( ), refuser toute disposition qui aboutirait à transmettre l'exécution pratique de pouvoirs de police ou de caractère judiciaire à des acteurs privés, ou qui induirait des transferts de données personnelles à ces acteurs avant une décision judiciaire au fond. Donner un coup d'arrêt aux projets sécuritaires, qui, sous prétexte de lutte contre le terrorisme ou la pédophilie, ouvrent la voie à la surveillance généralisée.
Pour l'examen de tout projet de directive risquant de conduire à un affaiblissement de l'état actuel de protection des données personnelles au nom d'exigences sécuritaires, demander l'avis conforme des organismes chargés de la protection des données et des associations de défense des droits de l'homme.

La plupart des pays européens ont identifié, à quelques années de distance, les risques très importants que le développement des technologies numériques font peser sur la protection de la vie privée. Ils ont très bien identifiés que le rôle de protection de la vie privée ne peut être confié à l'acteur étatique parce qu'il représente lui-même un des vecteurs les plus importants de ce risque. La création dans ces pays d'autorités administratives indépendantes, comme la CNIL en France, constitue une voie très certainement prometteuse pour permettre une défense efficace de ces droits fondamentaux. Or, ces organismes sont menacés, globalement affaiblis depuis le 11 septembre, et tout particulièrement en France où la CNIL est en butte aux attaques répétées d'un gouvernement et du Président de la République qui a en partie constitué son fond de commerce électoral sur des arguments sécuritaires.

3) Encourager la libre circulation des connaissances scientifiques
Encourager la libre diffusion des résultats de la recherche recevant des financements publics.
Soutenir les publications scientifiques ouvertes.

Intéressant de voir apparaître cette revendication dans un pacte pour les libertés numériques. Eh oui, le libre accès aux connaissances scientifiques est à juste titre identifié par les auteurs du Pacte comme faisant partie du socle des libertés fondamentales sur les réseaux. Internet, dans son développement historique est une des manifestations les plus brillantes de l'avènement de sociétés techno-scientifiques. Dans ces sociétés, le libre accès au savoir n'est pas un luxe, mais une nécessité vitale, sous peine d'ajouter d'insupportables fractures à celles qui existent déjà.

4) Préserver et étendre le domaine public des créations de l'esprit
Encourager l'accès libre aux contenus culturels européens, favoriser l'émergence de mécanismes de rémunération équitable pour les créateurs, promouvoir les licences favorables a la réutilisation des oeuvres, encourager la mise à disposition des données publiques, et refuser toute disposition ayant pour effet de restreindre le champ du domaine public.

Inutile de gloser outre-mesure ; c'est clairement la licence globale (ou légale, ou "créative") qui est ici désignée, mais aussi une véritable politique de libre accès aux données produites par les administrations publiques, comme celle qui est en train de se développer aux Etats-Unis. On retrouve là un combat mené avec raison depuis des années par Michel Briand. Il s'agit pour moi, ni plus ni moins, que du renouvellement du vieux combat républicain - l'extension de l'espace public - dans le contexte de la société de l'information.

5) Donner un coup d'arrêt à l'extension de la propriété intellectuelle et au renforcement de ses mécanismes d'exécution
Réviser et rééquilibrer la directive 2001/29/CE (Directive sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteurs et des droits voisins dans la société de l'information).
Ecarter toute nouvelle disposition visant à étendre la durée des droits d'auteur et droits voisins. Exiger la plus grande transparence sur l'élaboration du traité ACTA, actuellement discuté dans la plus grande confidentialité.

Nous vivons dans un société en constante accélération, où les idées sont diffusées de plus en plus rapidement, et où la durée d'exploitation des oeuvres diminue aussi, d'ailleurs. Et pourtant, la durée de protection du droit d'auteur ne cesse d'être allongée, alors qu'elle devrait être réduite ! Quant au fameux traité ACTA, il suffit de lire le dernier article de Numerama pour se rendre compte du cauchemar qui nous attend.

6) Préserver le principe de neutralité de l'internet dans le cadre de régulation européen en matière de télécommunications
S'assurer du respect par les opérateurs de télécommunication du principe d'égalité devant les réseaux, selon lequel aucune donnée ne devrait être traitée de façon discriminatoire, quel que soit son contenu, son destinataire ou son expéditeur

Le principe de neutralité du réseau, aujourd'hui défendu aux Etats-Unis par la FCC contre les velléités des grands transporteurs de données n'est pas protégé de la même manière en Europe, a fortiori en France. Ce principe est pourtant un des secrets de l'innovation que nous connaissons sur le Réseau depuis sa création, parce qu'il ne prédétermine aucun usage en particulier. Le réseau est "neutre" ; il transporte des données qui lui sont indifférentes. Du coup, il constitue un terrain parfait pour que de nouveaux services soient inventés, où de nouveaux usages peuvent se développer. Surtout, la neutralité du réseau est un élément clé pour l'application effective de la liberté d'expression. Pour que le blog d'un simple citoyen soit accessible dans les mêmes conditions que celle d'un gros média qui diffuse des vidéos en masse. Toute remise en cause de ce principe revient, on le comprend bien, à écarter de l'espace public toute une partie de ceux qui s'y expriment aujourd'hui. C'est la porte ouverte à une censure insidieuse mais bien connue ; la censure par l'argent, qui frappe de plein fouet la presse traditionnelle.

7) Promouvoir un projet de directive reconnaissant les droits et libertés numériques des salariés
Défendre le droit au respect à la vie privée dans la sphère de l'entreprise. Favoriser l'émergence du télé-travail pour les salariés qui le souhaitent, le travail à domicile pouvant devenir une composante importante d'une société de développement durable.
Transposer les droits relatifs à la communication à l'ère numérique.

Bien vu ! C'est par l'intermédiaire du réseau de l'entreprise que la plupart des utilisateurs accèdent à Internet aujourd'hui. Or la législation est encore trop timide sur ce sujet, avec une jurisprudence qui s'élabore laborieusement et non sans contradictions. Pire, la réalité de l'usage des technologies numériques dans l'entreprise aujourd'hui, c'est bien souvent la soumission sans discussion possible à des dispositifs de filtrage/contrôle/surveillance mis en place par les DSI, encouragées par le manque de réactivité de syndicats pas toujours aussi bien armés pour discuter de ces questions avec leur direction que de droits disons plus classiques.

8) Favoriser l'implication des citoyens dans le débat public et l'évaluation des politiques publiques européennes
Veiller à ce que les dispositions sur la publicité des travaux du Conseil prévues par le Traité de Lisbonne soient mises en oeuvre de façon ambitieuse ("Lorsqu'il délibère et vote sur un projet d'acte législatif, la séance du Conseil est publique").
Mettre en oeuvre le droit de pétition prévu par le Traité de Lisbonne.
Déployer une approche ambitieuse et exigeante du programme e-participation
Suspendre le financement des programmes de vote électronique pour les élections politiques : les soumettre à une évaluation des avantages/risques du vote électronique pour la démocratie.

C'est un des éléments les plus importants du texte. Car ce que révèle la loi Création et Internet, comme l'avait déjà fait dans une moindre mesure la loi Dadvsi, c'est le fossé considérable qui s'est creusé entre la classe politique et le mode de gouvernance dans lequel elle fonctionne d'un côté, et tout une partie de la population qui ne lui accorde pas la moindre parcelle de légitimité, en particulier pour légiférer sur ses usages des technologies numériques. Il est intéressant de voir que dans le débat sur Hadopi, bien peu sont ceux qui s'intéressent à cette question. Car comment oublier qu'une bonne régulation, une régulation efficace, ne peut l'être que parce qu'elle est reconnue comme légitime par ceux à qui elle s'applique ?

"Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit, et l'obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c'est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ?" dit Rousseau dans Du Contrat Social.

En s'attaquant à la question de l'implication des citoyens dans la vie publique, le Pacte pour les libertés numériques ne résoud pas cette question, mais il la désigne comme stratégique : tout mesure régulatrice qui ne procède pas d'une élaboration qui lui donne la légitimité dont elle a besoin est nécessairement vouée à l'échec. Aussi longtemps donc que ces lois seront élaborées par et sur l'inspiration d'acteurs qui ne sont pas des utilisateurs du réseau, et aussi longtemps que ceux-ci ne participeront pas à leur élaboration, elles n'auront aucun effet. C'est donc bien à la réduction du fossé qui sépare les citoyens utilisateurs quotidiens du réseau et des lieux de législation soumis aux seules influences des intérêts économiques qu'il s'agit de travailler. Cibler le niveau européen n'est pas nécessairement le meilleur choix, vu le peu d'enthousiasmes que suscitent ses instances de décision politique auprès des citoyens. Mais il semble qu'il s'agisse d'un choix d'opportunité, étant donné la nature des prochaines élections. Par ailleurs, l'amendement Bono, aujourd'hui repris par Catherine Trautmann, ou le combat soutenu à l'époque par Michel Rocard contre le brevet logiciel ont montré que les militants du logiciel libre ou de la libre culture pouvaient avoir parfois plus de succès auprès du Parlement européen en particulier, que d'une Assemblée Nationale finalement verrouillée par la solidarité gouvernementale.

9) Promouvoir au niveau européen et national une approche exigeante de l'interopérabilité, qui fasse de celle-ci un droit effectif

Encore une démarche de conquête de nouveaux droits : l'intéropérabilité est à conquérir ; elle est la condition essentielle de la liberté d'accès à l'information quelle qu'elle soit, en même temps qu'une condition économique nécessaire, pourrait-on rappeler à nos amis libéraux, au fonctionnement d'un marché libre et concurrentiel. Tout verrouillage technique sur les contenus qui lie ce contenu à un dispositif technique, logiciel ou matériel, pose les bases d'une vente forcée (pour écouter tel artiste, il faut acheter tel matériel) et à d'importantes distortions de concurrence. C'est au final un frein à l'innovation en même temps qu'une restriction de la liberté des consommateurs.

10) Soutenir les initiatives sociétales visant les mêmes objectifs.

Le Réseau des Pirtates n'est pas seul. Il s'inscrit dans un environnement constitué d'une foultitude de mouvements et d'associations, et même d'initiatives personnelles allant dans le même sens. Plutôt que de se voir comme concurrentes - en particulier pour aller chercher une reconnaissance du gouvernement -, ces initiatives doivent se mettre elles-mêmes en réseau, mutualiser les moyens de mobilisation et faire circuler l'information, seul moyen pour elles de compenser leur faiblesse organisationnelle qui les fait voir des fenêtres de la Rue de Valois sous l'apparence de "5 gus dans un garage". 5 gus, peut-être, mais qui en mobilisent des milliers d'autres, et qui alliés à d'autres réseaux, peuvent en mobilier des millions.

J'espère que le Réseau des Pirates constitue un début de tournant dans la question cruciale de la gouvernance de l'Internet. Que cette initiative réussira à faire la preuve qu'il n'y a pas les libertés d'un côté, et les liberté numériques de l'autre. Simplement parce que les conditions d'exercice de ces libertés sont absolument et sans retour possible intimement liées au développement des technologies et donc des usages du numérique.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Pierre Mounier 31 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte