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Les provinces danubiennes de l'Empire romain : Celtes, Romains, Germains

Publié le 13 mars 2009 par Theatrum Belli @TheatrumBelli

Les provinces danubiennes de l'Empire romain sont au nombre de cinq ; de l'ouest vers l'est, on distingue la Rétie, le Norique, la Pannonie, la Dacie et la Mésie. Plusieurs ayant été divisées par la suite, on parlera donc également des Pannonies et des Mésies. Plus ou moins intensément romanisées par l'intermédiaire des vétérans des légions impériales, ces provinces peuplées de Celtes entretinrent toutes des contacts commerciaux avec Rome, avant que les invasions barbares ne perturbent durablement l'équilibre géopolitique du limes.

Malgré leur nombre et l'étendue des territoires que recouvraient les provinces danubiennes, elles possédaient quelques éléments d'unité. Il faut tout d'abord rappeler que ces régions avaient été largement peuplées par des Celtes avant la conquête romaine. Il convient ensuite de voir qu'elles sont finalement tombées sous les coups des barbares germaniques, surtout des Goths. Le rôle de l'armée y est partout présent et visible. Mais le principal élément d'unité relève cette fois de la géographie ; c'est le Danube. Ce fleuve, le second d'Europe par la longueur de son cours, puisqu'il mesure 2850 km, a un débit moyen de 6500 mètres cube par seconde en aval ; surtout, il unit l'Europe centrale à la mer Noire. Autre élément important, et qui relève également de la géographie, la présence des Alpes, à l'ouest, a largement morcelé le paysage avec une conséquence gênante pour l'historien : les États modernes ne correspondent que rarement aux anciennes provinces. La Rétie recouvre l'est de la Suisse, une partie de l'Autriche et de la Bavière, jusqu'à l'Inn. À l'est de ce fleuve, le Norique se trouvait dans le nord-est de l'Autriche. La Pannonie équivaut, pour l'essentiel, à la Hongrie, mais il faut lui ajouter des territoires à l'est de la Croatie, en Slovaquie et en Serbie. Quant à la Mésie, elle s'étendait sur le nord de la Serbie, le nord de la Bulgarie, et sur un morceau de Roumanie, la Dobroudja. La diversité, cependant, l'emportait.

Nous ne traiterons pas ici de la Dacie, l'actuelle Roumanie, qui se trouvait isolée sur la rive gauche du Danube.


La Rétie et le « mur du diable »

La Rétie - ou Rhétie - fut occupée par des populations méditerranéennes, avant d'être submergée par des Celtes, les Raeti, qui la placèrent sous la protection de leur déesse, la dea Raetia. Elle resta toujours en contact avec les pays du sud, l'Italie et plus particulièrement l'Étrurie, par les grands cols, le Brenner, le Splügen et le Saint-Gothard.

La conquête romaine intervint en 15 avant J.-C. et fut l'œuvre de Drusus et Tibère, membres de la famille d'Auguste. Ils placèrent le territoire sous une autorité militaire représentée par un préfet. Il ne fut pas transformé en province avant Tibère (14-37) et fut alors confié à un procurateur équestre, un chevalier désigné par l'empereur et responsable devant lui. Pour maintenir l'ordre et se défendre contre les barbares, il ne disposait que de soldats auxiliaires, preuve que la menace germanique ne paraissait pas bien effrayante. Néanmoins, dans le dernier tiers du Ier siècle, une série de forts fut installée au nord du Danube. Elle fut complétée, au plus tard au début du IIIe siècle, par une défense linéaire, un long mur ici en pierres et qui fut appelé par les Allemands du Moyen Âge « le mur du diable » : il est si impressionnant que seul un être surhumain pouvait l'avoir conçu. Dans l'intervalle, les Germains étaient devenus plus agressifs et, sous Marc Aurèle, entre 172 et 180, il avait fallu remplacer le procurateur par un légat, gouverneur de rang sénatorial, ce qui était indispensable pour qu'on puisse lui confier des soldats citoyens romains. C'est ainsi que la IIIe légion Italique prit ses quartiers dans les castra Regina (Ratisbonne).

Une des premières tâches des autorités fut de construire une route nord-sud, la via Claudia ; elle se croisa avec un axe méridien qui allait de Brigantium (Bregenz) à Iuvavum dans le Norique, en passant par Cambulodunum (Kempten). L'espace fut partagé entre des domaines impériaux, des territoires militaires et des cités, toutes de droit pérégrin, c'est-à-dire non romain : Curia (Chur), Brigantium et Cambulodunum. Le gouverneur résidait à Augusta Vindelicorum (Augsburg), seule cité qui put obtenir un statut romain, celui de municipe. Cette division du sol s'explique, elle, par des raisons historiques et économiques. D'une part, la Rétie était province frontière. D'autre part, elle possédait des richesses. Elle produisait des céréales, comme toutes les régions de l'empire au demeurant, mais aussi du bois, du vin, de la céramique et des textiles. De plus, par sa position, elle permettait de contrôler les échanges entre la Germanie et l'Italie.

Cette position n'était pas sans inconvénients. À partir du IIIe siècle, les Alamans d'abord, les Juthunges ensuite, menèrent des raids de pillage. Au milieu du IIIe siècle, la pression était devenue si forte que la rive gauche du Danube dut être abandonnée.

Dioclétien (284-305) divisa la province en deux, Rétie I à l'ouest, avec pour chef-lieu Curia et Rétie II à l'est avec pour chef-lieu Augusta, et les intégra au diocèse d'Italie annonaire. L'administration civile fut confiée à deux praesides, l'armée à un dux. Le christianisme n'est attesté que de manière relativement tardive : le premier évêque de Curia n'est pas antérieur au milieu du Ve siècle. Les offensives barbares reprirent après le milieu du IVe siècle. À la fin du Ve siècle, les Goths de Théodoric puis, ultérieurement, les Baiovares recouvrirent la Rétie. 

Les ours de Norique 

Le Norique est également un pays montagneux - il culmine au Grossglockner, à 3 798 mètres. Il eut pour premiers occupants des Illyriens. Eux aussi furent submergés d'abord par des Celtes, qui implantèrent dans ce pays le culte de leur déesse Noreia, à laquelle ils construisirent un grand sanctuaire. Ils créèrent un royaume qui, dès 170 avant J.-C., rechercha l'alliance de Rome. Des marchands romains venaient au Magdalensberg, attirés par l'or et le fer du pays ; le dernier roi transmit ses États à Auguste par testament. Ils suivirent le destin de la Rétie : l'armée arriva sans doute vers 15 avant J.-C., et ils furent transformés en un district militaire confié à un préfet, installé au Magdalensberg, le praefectus civitatium. Claude (41-54) remplaça le préfet par un procurateur logé, lui, à Viminacium et qui possédait la plus petite armée des provinces danubiennes.

Le territoire fut partagé entre des domaines impériaux - le patrimonium regni Norici -, et des cités de droit romain ; il ne comptait pas moins de neuf municipes et colonies : Aguntum (Dölsach), Celeia (Celje), Iuvavum (Salzburg), Teurnia (St. Peter im Holz), Virunum (Zollfeld), Solva (Esztergom), Cetium (St. Pölten), Ovilava (Wels) et Lauriacum (Lorch). Cette urbanisation s'explique par l'économie. Le commerce était orienté vers la Germanie d'une part, vers l'Italie et au premier chef Aquilée d'autre part. Le Norique produisait du blé, du bétail, de l'or, du fer, du sel. Il transformait les matières premières, pratiquait la métallurgie et les industries textiles, laine et cuir. Il exportait également des ours pour les amphithéâtres de Rome.

Après les guerres de Marc Aurèle, et comme en Rétie, le procurateur fut remplacé par un préfet qui reçut une légion, la IIe Italique, rapidement transférée de Celeia à Albing, puis installée plus durablement à Lauriacum.

Sous Dioclétien, la province fut divisée en Norique ripense au nord et Norique méditerranéen au sud. Ces territoires furent intégrés au diocèse de Pannonie. De même, à la fin du IVe siècle, l'armée fut confiée au dux Pannoniae I et Norici ripense. Le christianisme, rare, n'est attesté que tardivement. Le Norique fut submergé au Ve siècle par les Vandales puis les Huns. 


La flotte de Pannonie 

On atteint de plus vastes provinces en arrivant en Pannonie, un pays peuplé d'Illyriens qui subirent de fortes influences celtiques avant l'arrivée des Romains. Il fit partie des conquêtes d'Auguste. Dès 9 avant J.-C., les habitants se révoltèrent contre les conquérants. Le rétablissement de l'ordre fut confié à Tibère, beau-fils de l'empereur. Une nouvelle révolte éclata en 6 après J.-C., dura jusqu'en 8, et fut également réprimée avec dureté.

Le territoire fut d'abord confié à un légat impérial propréteur, un sénateur choisi par l'empereur et responsable devant lui seul ; la province ne fut apparemment constituée que vers le milieu du Ier siècle de notre ère. Elle prit tout de suite un caractère militaire. Quatre grands camps furent installés pour des unités d'élite, des légions, à Carnuntum (Petronell) pour la XIVe Gemina, à Vindobona (Vienne) pour la Xe Gemina, à Brigetio (en face de Komorn) pour la Ière Adiutrix et à Aquincum (Budapest) pour la IIe Adiutrix ; chacune de ces unités fut aidée par de nombreux auxiliaires, soldats de moindre valeur, peut-être vingt mille en tout, et le Danube fut parcouru par la flotte de Pannonie, la classis pannonica. Des fortins appelés burgi ou castella et des tours complétaient le dispositif. Un réseau routier renforçait une sécurité qui reposait en partie sur le Danube, à la fois trait d'union et obstacle.

La présence militaire explique une des caractéristiques de la Pannonie, sa forte romanisation, visible dans les cultes : les dieux de Rome y occupaient la principale place, suivis par les dieux orientaux. Elle explique aussi en partie la prospérité de la Pannonie sous le Haut-Empire. Le blé, la céramique et la métallurgie constituaient les principales productions d'une région surtout consacrée à l'armée. Au IIe siècle, les produits de l'artisanat étaient exportés vers l'Italie par Aquilée. Ce commerce était assez important pour que fût créé un impôt spécial, le publicum portorium Illyrici.

La population ne fut pas totalement romanisée. Des praefecti gentis et ensuite des principes surveillèrent les peuples non urbanisés. Mais les villes se multiplièrent, surtout à usage des vétérans qu'il fallait installer. On compte plusieurs colonies, à Emona (Ljubljana), Savaria (Szombathely), Sirmium (Mitrovitza), Siscia (Kulpa), Poetovio (Ptuj-Pettau) et Mursa (Eszeg). Sous Septime Sévère (193-211), les agglomérations civiles de Brigetio et de Vindobona devinrent municipes. Sous Domitien (81-96), deux provinces résultèrent d'un découpage, la Pannonie supérieure à l'ouest et la Pannonie inférieure à l'est. La première qui avait trois légions, celles de Carnuntum, Vindobona et Brigetio, reçut comme gouverneur un légat consulaire - un ancien consul - et la seconde qui n'avait plus que la légion d'Aquincum un légat de moindre rang, un prétorien - un ancien préteur. Peut-être l'empereur espérait-il, par cette mesure, limiter l'impact d'éventuels coups d'État.

Dès le temps de Marc Aurèle, ici plus qu'à l'ouest, la situation fut difficile. Les guerres de 166-180 contre les Marcomans accompagnèrent une épidémie de peste. Le calme revint. En Pannonie, le christianisme s'implanta très tôt, dès le IIIe siècle. Après une accalmie, les assauts des barbares reprirent avec encore plus de violences. Sous Valérien et Gallien (253-268), les Quades et les Sarmates ajoutaient leurs méfaits à ceux des Marcomans. Les empereurs se montrant incapables de reprendre en main le pays, des usurpateurs comme Ingenuus et Régalien tentèrent leur chance, peut-être plus dans l'intérêt de l'État que dans le leur propre. Un calme précaire revint au début du IVe siècle. Des deux anciennes, Dioclétien fit quatre nouvelles provinces. Mais les Sarmates, les Quades et surtout les Goths, puis les Burgondes, les Huns et les Vandales ravagèrent la province qui fut perdue pour le pouvoir central entre la fin du IVe et le début du Ve siècle. 


La prospère Mésie 

C. Scribonius Curio, en 75 avant J.-C., s'était avancé vers le nord, jusqu'à la région appelée Dardanie. Mais c'est en 29/28 avant J.-C. qu'un général romain, Licinius Crassus, porta pour la première fois les armes romaines en Mésie. La province ne fut néanmoins constituée qu'en 44. La population était plus originale que celle des autres provinces danubiennes, puisqu'elle était constituée surtout de Thraces, soumis à des influences grecques à l'est, celtiques et romaines à l'ouest.

La présence militaire, comme en Pannonie, fut très tôt très forte. La Mésie fut protégée, le plus souvent, par cinq unités d'élite, des légions, la Ve Macédonique à Troesmis (Iglitza), la XIe Claudienne à Durostorum (Silistrie), la Ière Italique à Novae (Svistov), la IVe Flavienne à Singidunum (Belgrad) et la VIIe Claudienne à Viminiacium (Kostolac). Une flotte de Mésie est attestée très tôt, dès l'époque d'Auguste. Ici aussi, l'armée utilisait des auxiliaires, peut-être vingt-cinq mille. Elle construisait des camps et traçait des routes, parallèles ou perpendiculaires au fleuve. Et elle comptait sur le Danube pour renforcer les défenses.

La prospérité reposait en partie sur la présence de l'armée, source de revenus pour beaucoup de civils. Ces derniers pratiquaient la culture, en particulier du blé et de la vigne, et l'élevage. La Mésie supérieure possédait des mines d'argent et de plomb. Le commerce transdanubien est attesté - on a découvert des monnaies et toutes sortes d'objets romains au-delà du fleuve -, mais il est difficile d'en mesurer l'ampleur. Cette richesse alimentait un impôt spécial, le publicum portorium Illyrici et ripae Thraciae. La romanisation amena la création de colonies, à Oescus (Gigen), Ratiaria (Arcsar), Viminacium, Scupi (Skopje) et Singidunum. Mais la partie orientale de la Mésie, qui donnait sur la mer Noire, depuis longtemps et profondément hellénisée, était partagée entre des cités pérégrines.

Néron (54-68) envoya en Mésie cent mille colons ; Domitien (81-96), dans ce cas également, divisa la province unique en deux : Mésie supérieure à l'ouest - approximativement la Serbie - et Mésie inférieure à l'est - à peu près la Bulgarie. Aurélien amputa les provinces pour créer au sud du Danube la Dacie ripuaire. Dioclétien divisa le pays en cinq provinces, la Mésie I et la Mésie II, la Dacie méditerranéenne, la Dacie ripuaire et la Scythie, qui furent regroupées en deux diocèses. Ici aussi, les guerres du IIIe siècle furent très dures ; elles reprirent après le milieu du IVe siècle ; mais l'État byzantin sut mieux gérer la situation dans cette partie de l'empire.

Yann LE BOHEC

Source du texte : CLIO.FR


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