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Les liaisons casse-gueule

Publié le 14 mars 2009 par Magda

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Les liaisons dangereuses est mon livre préféré, celui qui trône comme une perruque poudrée tout en haut de ma colonne de bouquins favoris, juste au-dessus de La recherche du temps perdu. Je l’ai découvert à l’âge de quatorze ans, parce qu’à l’époque, on rediffusait le film du même nom de Stephen Frears, qui m’avait laissée pantoise. Mon meilleur ami étant lui-même un fanatique de Choderlos de Laclos de la première heure, nous nous mîmes à nous écrire des lettres empoisonnées et pompeuses pour imiter Valmont et Merteuil. Un jour, un prof de biologie à l’œil de lynx surprit cet échange épistolaire, pendant un cours sur la reproduction des phasmes. Il fut si étonné de découvrir le contenu emberlificoté de nos lettres, qu’il en oublia de nous coller le samedi suivant.

Je manque de superlatifs. Ce roman est immense, le film de Frears est somptueux, et l’adaptation théâtrale de Christopher Hampton est un tour de force. Bien entendu, lorsque je découvris que le Deutsches Theater de Berlin donnait Gefärliche Liebschaften (Liaisons dangereuses) dans le texte de Hampton, je m’y suis précipitée, tremblante d’excitation. Sachez, chers lecteurs, que le Deutsches Theater jouit d’une réputation bien installée à Berlin, à l’instar d’un Odéon parisien, par exemple.

Dans les couloirs du théâtre, je croise tout d’abord… un lapin. Géant. Gris. Qui me salue d’un “Hallo”. Mon âme d’enfant émoustillée se réjouit encore plus lorsque je découvre que ma place, au parterre, est à côté dudit lapin. Un autre lapin, de sexe féminin, se trouve assis côté cour. A cet instant, les deux bestioles se lancent dans une étrange partie de commedia dell’arte, grotesque métaphore de la chute d’Adam et Eve, qui commence à me refroidir sérieusement. J’entre dans l’ère glaciaire lorsque je découvre, horrifiée, que ces lapins sont en fait… Le Vicomte de Valmont et la Marquise de Merteuil.

QUOI??? Merteuil, ce parangon de grâce et de cruauté, de divine horreur, de raffinement suprême, réincarnée en rongeur? Et voilà que Valmont lui bondit dessus depuis sa garenne et tente de se reproduire avec elle! Sous les yeux morts d’une Tourvel aux cheveux courts, affublée de la robe en nylon la plus moche que j’ai vue depuis les années 90, croquant une pomme dans un micro… Danceny, le beau musicien censé représenter la pureté des sentiments amoureux, joue de la guitare dans un coin, la mèche sur l’oeil, pas plus éveillé que Michael Pitt dans Last Days. Horrible.

Pitreries, blagues de scène idiotes à la Chaplin (mais loupées), omniprésence de l’acte sexuel, représenté de façon directe et laide, emploi de musique rock et techno irritante “pour faire moderne”, jeu cabotin des acteurs, en particulier d’un Valmont sans aucune séduction sournoise… La Tourvel, personnage écrit par Laclos pour apporter une lumière salutaire dans cette société pervertie et blasée de l’avant-Révolution, est interprétée de la manière la plus plate qu’on puisse imaginer, par une jeune actrice qui n’a visiblement pas eu le temps de développer son personnage. Je sais par des amis qui appartiennent aux troupes des théâtres publics allemands (dont une qui a quitté le Deutsches Theater il y a quelques années) que les acteurs manquent cruellement de temps pour travailler leurs rôles en profondeur. La politique culturelle de ces théâtres les force à jouer presque tous les soirs, à interpréter plusieurs rôles dans la semaine dans différents spectacles, et tout cela pour un salaire qui tourne souvent autour de 1300 euros.

Ce serait trop simple de dire qu’un metteur en scène allemand n’est pas à même de comprendre comment on doit traiter ce monstre de la littérature française qu’est Les liaisons dangereuses. Heiner Müller a bien prouvé le contraire, avec son Quartett, adaptation extrêmement intéressante et déconstruite du texte de Laclos. Karin Henkel, 38 ans, n’a visiblement rien compris au concept de suggestion plutôt que de représentation qui traverse tout ce texte. Elle montre le sexe, le sang même ; elle rend la cruauté totalement évidente, donc sans aucun intérêt. Dans cette société aristocratique perverse et raffinée du XVIIIe siècle, on employait la langue la plus pure pour se torturer sans rien laisser paraître. C’était un art, de se détester. Karin Henkel fait des Liaisons dangeureuses un western où Valmont chevauche toutes les actrices du plateau sans ménagement. La puissance manipulatrice de Merteuil n’est pas du tout mise en valeur. Etouffée dans son costume ridicule de lapin, la comédienne semblait s’ennuyer à crever sur les planches.

Ce n’est pas simple de mettre en scène un tel texte, constitué orginalement de lettres échangées entre les protagonistes. Cela dit, Christopher Hampton a réussi à l’adapter de façon brillante pour le théâtre. Le texte Laclos/Hampton est accessible pour qui veut bien admettre qu’on ne trahit pas Laclos et ses personnages impunément. La dimension sociale du texte est extrêmement importante. On ne décale pas une marquise et un vicomte, habitués des alcôves où se trament mille secrets constituants de l’intrigue, dans un open-space.

L’obsession de rendre contemporain les textes de théâtre qui nous viennent du passé, pousse souvent les metteurs en scène au grand n’importe quoi. Rendons sa perruque à Valmont, sa robe de soie à la Volanges! Je n’ai pas envie de les voir déambuler en tailleur H&M ni en costume de lièvre. Ce ne sont pas les objets du décor qui vont rendre le texte plus familier au spectateur d’aujourd’hui. L’important n’est-il pas avant tout de souligner l’universalité frappante des textes de Laclos, Shakespeare, Molière, qui traversent les siècles sans prendre une ride, parce qu’ils parlent de l’Homme?


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