Les choses sont en train de changer. Le recul pris pendant ces dernières semaines m'a permis de prendre conscience combien Internet et les technologies numériques avaient pris une place importante dans nos vies quotidiennes. Ou plutôt, elles s'y sont en quelque sorte fondues, se mêlant de manière inextricable avec la matière même de nos vies. Jour après jour les technologies numériques deviennent omniprésentes et donc invisibles.
Cela signifie que le regard porté sur la société numérique doit être modifié pour ne pas perdre son objet. Deux choses caractérisent la plupart des analyses (y compris les miennes) sur les nouvelles technologies : elles sont obsédées par le changement et elles sont centrées sur les outils.
L'obsession du changement ; ou plutôt l'obsédante question : qu'est-ce qui change ? qu'est-ce qui ne change pas ? on s'y heurte en permanence, qu'elle soit implicite ou explicite. L'obsession est certes due aux discours d'accompagnement des technologies numériques elles-mêmes, constamment présentées sur le registre du nouveau. On pourrait dresser un catalogue de cette frénésie du nouveau : le bêta, le 2.0, etc. Mais le phénomène est plus profond...et plus ancien, car il touche à l'innovation technique elle-même, et à la philosophie de l'histoire que nos sociétés adoptent. Il faudrait arriver à objectiver cette dimension, à la fois pour la questionner, mais aussi pour s'en débarrasser en tant que cadre de la pensée. La question du changement et de la nouveauté ne manque pas de pertinence en soi, mais lorsqu'elle devient le cadre indépassable de toutes nos interrogations sur la société dans laquelle nous vivons, elle devient nocive et constitue un obstacle à toute compréhension possible. En particulier lorsqu'elle est traitée, et c'est le plus souvent le cas, sur le mode comparatif du avant/maintenant. Avant, autrefois, on faisait les choses de cette manière. Aujourd'hui, on ne les fait plus/ on les fait autrement. Reposant sur les fausses évidences de l'intuition, ces comparaisons sont très souvent trompeuses, car elles reposent sur la construction artificielle de couples opposant un passé recomposé à des indices du temps présent souvent montés en épingle. Pour ma part, je tenterai donc de neutraliser systématiquement la question de la nouveauté dans mes tentatives de compréhension de la société numérique. Simplement décrire, décrire simplement des phénomènes observables en s'empêchant - c'est une discipline - de tenter la comparaison avec un quelconque passé reconstitué pour l'occasion.
Si l'on veut véritablement aborder la question du changement, ce n'est d'ailleurs pas sur le mode comparatif du avant/maintenant qu'il faut le faire. Il s'agit bien plutôt d'isoler les éléments dynamiques qui sont à l'oeuvre, les forces qui créent une instabilité, dérangent un ordre, ou plus simplement sont causes de mouvement. Et à partir de là, on peut tenter de projeter les conséquences que l'on imagine résulter de ces mouvements.
La focalisation sur les outils. Corrélative d'ailleurs de l'obsession de la nouveauté. Mais il me faut déplacer la question en évitant l'habituelle opposition des déterminismes, techno ou socio. Car ce n'est pas tant la focalisation sur les outils techniques en soi, mais bien plutôt celle qui concerne les quelques outils dûment identifiés et étiquetés comme relevant de la révolution numérique au détriment des autres qui empêche de voir l'essentiel. Disserter longuement sur Facebook, Flickr ou Youtube ; ne rien dire du reste, de l'immense reste. Par exemple, en parlant de société en réseau, Manuel Castells pointait un certain nombre de secteurs où la mise à disposition à la fois de la puissance de calcul des ordinateurs et de la puissance de communication des réseaux a provoqué une véritable explosion. C'est le cas par exemple des marchés financiers dont, c'est du moins ce qu'il affirme, l'autonomisation et la prise de pouvoir par rapport au secteur industriel, n'aurait pas été possible sans la révolution numérique (c'est une partie de ce qu'il appelle l'économie informationnelle).
Autrement dit, ce qu'il me faut faire désormais, pour mieux comprendre la société numérique, c'est m'intéresser davantage à la société, et moins au numérique. Ou plutôt, moins à ce qui est immédiatement et facilement identifié comme relevant de la « révolution Internet » et tenter de couvrir un plus grand nombre de domaines ; élargir mon champ de vision bien au delà de la pointe émergée de l'iceberg dont on parle tout le temps. M'intéresser à tous les secteurs d'activité possible, à tous les domaines, même les plus triviaux et tenter d'y observer comment les technologies numériques, outils et usages, s'y mêlent intimement à leur quotidien. C'est aussi un moyen de vérifier s'il est juste de parler de société numérique, autrement dit, si les technologies numériques peuvent être considérées, pour notre société et notre époque, comme je le postule depuis le début d'Homo Numericus, comme un phénomène social total.
Crédit photo : Lead the way my friend, par Pulpolux en CC by-nc sur Flickr