La série du siècle (Partie 3)

Publié le 10 mars 2009 par Reydecali

En route vers l’Union Soviétique


Le Team Canada

Durant la trêve de treize jours qui entrecoupe la série, les Canadiens souhaitent optimiser leur préparation, et c’est dans cette optique qu’ils se rendent à Stockholm, pour disputer deux matchs contre l’équipe nationale suédoise, et s’adapter ainsi au format des patinoires européennes (qui sont plus larges), et au décalage horaire. Les rencontres (victoire 4-1 canadienne et nul 4-4) sont accrochées, âpres et deviennent par moment brutales, les Suédois tentant de compenser leurs lacunes physiques et techniques par un jeu rugueux, voire violent. Durant la seconde partie, le défenseur Wayne Cashman reçoit un coup de crosse dans les dents. Il doit être évacué au vestiaire pour subir des points de suture, mais aucune pénalité n’est appelée, au grand damne de toute l’équipe canadienne, qui s‘en prend aux officiels. Les joueurs non-alignés, qui se trouvent dans les tribunes à ce moment, se ruent alors sur les photographes qui tentent d’immortaliser l’instant, nécessitant l’intervention des forces de sécurité pour séparer les belligérants. Plus tard dans la rencontre, Vic Hadfield reçoit une charge dans le dos, et réplique aussitôt en infligeant une crosse haute dans le visage du premier adversaire à sa portée. Ce dernier, dans une mise en scène assez pathétique, fait alors un tour de patinoire pour montrer aux spectateurs et aux journalistes le traitement de choc réservé par les Canadiens… La scène est reprise à la Une dès le lendemain dans les quotidiens du pays, mais aussi d’Union Soviétique.

Les hommes à la feuille d’érable comprennent alors ce qui les attend de l’autre côté du rideau de fer, un territoire froid et inhospitalier. Cela a pour effet de renforcer la cohésion du groupe : les rivalités internes, marquées notamment par les antagonismes entre joueurs des Rangers et des Bruins, laissent progressivement la place à l’instauration d’un véritable esprit d’équipe. Malmenés en Suède, à quelques heures du premier rendez-vous moscovite, les liens entre les coéquipiers se resserrent indubitablement, et ils se surnomment eux-mêmes « les cinquante ». Ron Ellis raconte l’anecdote : « Nous étions en Suède, nos soirées - les joueurs, les entraîneurs et les autres - étaient composées d’exactement cinquante personnes. Et nous avions le sentiment que nous étions cinquante contre le reste du monde ».

La délégation pose le pied sur le sol soviétique le 20 septembre au soir. Elle prend ses quartiers dans un hôtel du centre ville, réservé pour les visiteurs de l’Ouest, assez loin du standard cinq étoiles affiché. Les joueurs y retrouvent leurs familles, et apprennent que trois mille supporters ont fait le déplacement pour les encourager, nouvelle qui leur donne du baume au cœur, avant la bataille qui s’annonce. Le lendemain, avant le début du premier entraînement, le coach Sinden annonce la rotation qu’il a décidé d’aligner pour l’entame du cinquième match. Ces choix ne sont pas du goût de certains joueurs, dont l’égo mal placé ne supporte pas d’être mis sur la touche à l’approche du moment décisif. Ainsi, l’ailier des Rangers Vic Hadfield refuse de prendre part à la session, et est enjoint par Sinden à faire ses valises, suggestion qu’il prend au mot : il quitte l’équipe dès le lendemain, accompagné de Rick Martin des Sabres et de Jocelyn Guevremont des Canucks… Le coach canadien n’a rien fait pour les retenir, ne voulant prendre le risque de parasiter la bonne marche de sa formation avec des luttes intestines, désirant se focaliser désormais sur une seule et unique chose : le jeu, et les artifices à mettre en place pour triompher des Soviétiques.

Au bord du gouffre


Game 5

Valeri Kharlamov, le virtuose soviétique

La cinquième manche de la série se joue le 22 septembre, avec pour cadre le palais Loujniki de Moscou. Elle commence par une scène insolite : durant la présentation des équipes, au moment où son nom est appelé, Phil Esposito s’avance sur la glace, mais glisse sur un pétale de fleur. Il se relève en effectuant une révérence, et salue le public, un large sourire irradiant son visage. Les spectateurs soviétiques applaudissent sagement (la plupart de la foule étant composée d’apparatchiks triés sur le volet, et d‘autres riches dignitaires, le prix des places ayant décuplé au marché noir), pendant que les 3000 Canadiens ovationnent leur favori au bruit des tambours et des trompettes, faisant sentir leur soutien à tout le groupe, qui ne sera finalement pas si seul dans ce combat…

Et ce sont des Canadiens revivifiés qui abordent la partie avec un tout autre visage, celui d’une équipe affamée, avide de revanche, qui contraste avec des rouges qui paraissent désormais bien surs d’eux. Et les hommes à la feuille d’érable vont produire quarante minutes de haute volée, de loin les plus abouties depuis le début de la série. Ils voient tout d’abord leurs efforts récompensés à cinq minutes de la fin du premier tiers, lorsque Jean-Paul Parise trouve l’ouverture, plaçant le palet entre les jambières de Tretiak. Au cours de la deuxième période, ils poursuivent leur forcing, redoublant d’abnégation, et inscrivent deux nouvelles réalisations, par l’intermédiaire de Clarke et Henderson. L’attitude de ce dernier illustre parfaitement la volonté et la détermination retrouvées des Canadiens : peu après avoir donné un avantage significatif de trois buts aux siens, il est victime d’une charge brutale de Maltsev, qui le laisse groggy le long de la bande. Evacué vers le vestiaire, le médecin diagnostique un léger traumatisme, et lui conseille de ne pas reprendre le jeu. Henderson demande toutefois à Sinden de le garder dans la rotation, requête que ce dernier accepte, convaincu par l’obstination de son joueur. Et bien lui en prend, puisqu’après la réduction du score de Blinov à l’entrée du troisième tiers, Henderson reçoit une transversale magistrale de Clarke dans la palette, se présente en breakaway, et trompe Tretiak d’un tir plein de lucidité. Il reste alors un quart d’heure à jouer. Et une nouvelle fois, l’improbable va se produire. Les Canadiens se replient peu à peu sur eux-mêmes, faisant le dos rond pour préserver un avantage solidement construit, mais vont être emportés par une tornade rouge. Anisin réduit dans un premier temps la marque, récupérant un rebond successif à un tir de Liapkin. Sur le face-off, Shadrin profite de l’apathie de la défense canadienne pour récupérer le puck, et aller tromper sans trembler un Esposito, qui reste hagard. Quelques instants plus tard, c’est au tour de Gusev de s’illustrer, trouvant l’ouverture d’un magnifique slapshot en supériorité numérique. Il aura fallu tout juste deux minutes aux Soviétiques pour revenir dans le match. Les Canadiens sont abasourdis, le momentum a changé de camp. Il ne reste plus aux Russes qu’à mettre à mort un ennemi qui a déjà un genou au sol; et celui qui revêt en cette soirée la tenue du matador se nomme Vladimir Vikulov. Sur une récupération de l’inévitable Kharlamov, il reçoit le palet sur la gauche, efface son défenseur d’un grand pont sur la bande, avant de venir crucifier Esposito d’un revers. 5-4 : le palais Loujniki entre en ébullition. En fin de partie, Tretiak assure l’essentiel, s’interposant notamment brillamment devant Cournoyer. La trompe retentit, et c’est une foule enthousiaste qui acclame les joueurs Soviétiques, qui l’ont une nouvelle fois emporté, au terme d’un revirement de situation frénétique. Ils prennent un ascendant prépondérant (3-1-1), une petite victoire lors des trois dernières rencontres leur suffit désormais pour empocher la série.

Du côté canadien, même si l’équipe est acclamée par ses fans à sa sortie, l’heure est plus que jamais au doute. Sinden le premier, apparaît abattu, lorsqu’il déclare à son assistant Fergusson : « Il n’y a rien d’approprié à dire après ça. Je leur ai dit tout ce que j’ai pu durant six semaines. Ils m’ont suffisamment écouté. Maintenant, il va falloir qu’ils trouvent leurs propres réponses ».

Ne pas mourir à Moscou


Les Canadiens sont alors au pied du mur. Décontenancés, ils rejoignent leurs quartiers, et pour ne pas arranger les choses, apprennent que leur stock de nourriture et de bière a été dérobé à son arrivée à Moscou. Leurs nuits se révèlent également agitées, certains joueurs étant réveillés par de mystérieux coups de téléphone… Ils n’ont pourtant plus le choix, et surtout plus de droit à l’erreur, s’ils veulent emporter cette série, qui est devenue au fil des jours un inextricable guêpier, dont-ils n’ont pas les clés pour s’extirper. A l’entraînement, Sinden met en place de nouvelles phases de jeu, insistant sur l’importance du fore-checking pour gêner la relance ultra-rapide des Russes, et laissant plus d’initiatives à ses attaquants, dans l’optique de surprendre la défense adverse.

Game 6

Clarke brisant la cheville de Kharlamov

Le sixième match, celui de la peur pour le Team Canada, est dans un premier temps dominé par le duo d’arbitres allemands, Frank Baader et Josef Kompalla, qui avaient déjà officié lors des deux rencontres contre la Suède à Stockholm, et avaient mis les nerfs des Canadiens à rude épreuve, par leurs décisions contestables. Durant le premier tiers, des pénalités litigieuses, et des hors-jeux imaginaires sont sifflés à l’encontre des hommes de Sinden. Les Soviétiques prennent peu à peu le match en main, mais butent sur un Dryden en grande forme. La première période se termine sur un score nul et vierge. Les rouges trouvent cependant l’ouverture dès le retour dès vestiaires, sur un tir rasant de la bleue, délivré par le défenseur Liapkin. A ce moment précis, les Soviétiques sont virtuellement les grands vainqueurs de la série. S’en suit alors une ébouriffante réaction d’orgueil canadienne : en l’espace d’une minute et vingt-trois secondes, Dennis Hull, suivant un rebond de Gilbert, Yvan Cournoyer, entre les jambes de Tretiak, et Paul Henderson, d’un tir successif à une interception dans la zone neutre, ramènent leur équipe totalement dans la partie. Les Canadiens musclent dès lors leur jeu, multiplient les pénalités, mais font front à des Soviétiques qui bombardent littéralement Ken Dryden, sans parvenir à trouver l’ouverture. Au cours de ce second tiers qui prend les allures d’une guerre de tranchée, un des tournants de la série se produit. Kharlamov, le meilleur joueur soviétique, qui fait tourner la tête de ses adversaires avec ses dribbles déroutants, est pris à partie par les défenseurs canadiens, qui souhaitent l’empêcher de s’exprimer, et le priver de palet. C’est d’abord Clarke qui le frappe au visage avec son gant, recevant une méconduite de dix minutes. Puis l’imposant Frank Mahovlich prend le relais en lui assénant un coup de coude le long de la bande. Avant que Clarke, tout juste sorti de prison, ne frappe sa cheville d’un coup de crosse impardonnable, alors qu’il armait un tir. Kharlamov poursuit tant bien que mal la rencontre, le diagnostic tombe en fin de partie : cheville fracturée. Le prodige soviétique sentait l’étau se refermer autour de lui, et se méfiait de l’agressivité croissante de Clarke : « Je suis convaincu que Bobby Clarke était chargé de me faire sortir du jeu. Parfois, je me disais que c’était son seul but. Je regardais ses yeux furieux, je voyais sa crosse qu’il brandissait comme une épée, je ne comprenais pas ce qu’il faisait. Cela n’avait rien à voir avec le hockey ». L’exécuteur Clarke confessera, quelques années plus tard : « Je me souviens de la causerie de John Fergusson entre la première et la deuxième période. Il n’a cessé de répéter que quelqu’un devait s’occuper de Kharlamov. J’ai regardé autour de moi dans le vestiaire, avant de réaliser que c’était à moi qu’il s’adressait ».

Ken Dryden et Phil Esposito

Le Canada tient le bon bout, réduisant au silence le jeu de puissance soviétique, si efficace jusqu’alors. Durant le dernier tiers, Dryden multiplie les parades, ne devant s’incliner que devant Yakushev, à deux minutes du terme. 3-2 score final, les Canadiens, par ce succès arraché au courage et au physique, obtiennent un sursis. Bien que malmenés une fois de plus par leurs adversaires, ils ont fait preuve d’une grande force mentale en revenant dans la partie, puis en résistant à la pression rouge, malgré de longs moments passés à jouer en infériorité numérique. Surtout, ils sont toujours vivants, et ont prouvé qu’ils pouvaient venir à bout des Soviétiques sur leurs terres (ce qui paraissait, vu l’évolution de la série, de plus en plus illusoire). En outre, ils ont mis hors-jeu l’une des plus grandes menaces ennemie, en la personne de Kharlamov. Avant la sixième empoignade qui s’annonce âpre et sauvage, le moral des troupes remonte ainsi inexorablement.

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