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OTAN : Intervention de Laurent Fabius à l'Assemblée Nationale

Publié le 18 mars 2009 par Letombe

OTAN : Intervention de Laurent Fabius à l'Assemblée Nationale Intervention à l’Assemblée nationale  - Séance du 17 mars 2009


Réponse au Premier Ministre sur la position de la France dans l’OTAN : alliés mais pas alignés


Mes chers collègues, Monsieur le Premier Ministre, je voudrais commencer mon propos en rendant hommage à votre talent. Il faut en effet du talent pour construire un exposé charpenté comme le vôtre, visant à justifier la réintégration de la France dans le commandement de l’OTAN, tout en oubliant trois contradictions majeures de ce débat.

La première vient de la chronologie. On nous dit “c’est un débat parlementaire décisif”, mais M. le Président de la République a la semaine dernière sur ce sujet déjà rendu sa “décision”. Ce faisant, il a malheureusement montré l’importance modeste qu’il accorde, révision constitutionnelle ou pas, au rôle du Parlement, à nos discussions et à nos votes .

Contradiction de procédure ensuite. Sur ce sujet essentiel, on aurait pu songer à un référendum populaire : vous l’écartez. S’agissant d’une décision précise à prendre, vous auriez pu aussi recourir à l’article 50-1 nouveau de la Constitution et soumettre à nos votes une déclaration précise : vous n’en voulez pas. En application de l’article 49-1 de la Constitution, vous avez choisi d’engager votre responsabilité, mais vous le faites sur l’ensemble de votre politique étrangère, avec pour objectif moins d’ouvrir la discusion que de l’éviter : votez pour, dites-vous à votre majorité, sinon le gouvernement tombe. On a connu des approbations plus directes… Votre engagement de responsabilité vise moins à obtenir l’appui des vôtres qu’à éviter qu’ils ne se divisent. En réalité, puisque M. le Président de la République n’a jamais abordé de front cette question dans sa campagne, puisque vous-même, M. le Premier Ministre, n’en avez soufflé mot dans votre discours d’investiture, puisqu’aujourd’hui - je viens de le montrer - la procédure est surtout d’évitement, le résultat est qu’une décision aussi essentielle sera prise sans que le peuple, directement ou par ses représentants, ait jamais pu se prononcer sur elle.

Cette tactique d’évitement, on la retrouve, et c’est la troisième contradiction, dans le fond de votre argumentation car vous ne cessez de passer d’un registre à un autre. Tantôt vous nous dites : “nous participons déjà à 38 comités de l’OTAN sur 40, la réintégration ne changera rien, en fait elle est déjà quasiment opérée”. Mais alors pourquoi ces déclarations solennelles du Chef de l’Etat ? Pourquoi l’engagement de votre responsabilité ? Pourquoi l’attitude de la France est-elle l’objet central du 60ème anniversaire de l’OTAN ? Pourquoi les félicitations de chancelleries qu’on n’avait pas connues si attentives à encourager l’indépendance et l’influence de la France ? Pourquoi, au-delà des clivages politiques habituels, un de vos prédécesseurs UMP à Matignon, fustige-t-il cette “faute qui ferait passer la France sous les fourches caudines d’un autre pays”, cependant qu’un autre de vos prédécesseurs, “le meilleur d’entre vous”, s’interroge publiquement sur l’utilité de ce changement avec autant de retenue que de perspicacité ? Tout cela, vous en êtes conscient et c’est pourquoi tantôt le Président de la République et vous-même changez de registre : vous présentez alors cette décision comme nouvelle et fondamentale et vous essayez de la justifier. Et bien, parlons de ces prétendues justifications, car c’est le coeur du débat.

Auparavant, une précision. Vous avez dressé une fresque de votre politique étrangère et vous nous en demandez une approbation d’ensemble. Tous ces sujets entretiennent des liens étroits entre eux, mais je me concentrerai sur notre position dans l’OTAN, car c’est bien la question à trancher. Quant au jugement général sur l’action internationale de M. Sarkozy, il devrait pour être équitable être différencié. Il faudrait distinguer le bon (son énergie), le moins bon (notamment les palinodies envers la Chine), l’incongru (par exemple la position présidentielle sur le Québec), le franchement mauvais (le discours de Dakar sur “l’homme africain”, la difficulté à nouer une relation stable et confiante avec les dirigeants européens ou encore - et ce n’est pas sans lien avec notre sujet - sa présence très faible sur les fronts du futur, notamment l’Asie et le Pacifique). Dans cette action internationale, on voit mal l’idée directrice. Et c’est tout le problème : une politique étrangère et de sécurité efficace s’accommode difficilement d’une gestion par saccades et par foucades.

La première justification de votre décision sur l’OTAN, c’est, selon vous, le changement du contexte international. Il y a 43 ans, le général de Gaulle retirait la France du commandement militaire de l’OTAN. Le contexte était effectivement très différent. Il faut, en concluez-vous, tourner la page. L’argument a le mérite d’être simple, presque évident. A ce titre, il est caractéristique d’une tactique que M. Sarkozy semble affectionner, celle des “fausses évidences”. Personne ici ne conteste le bouleversement du contexte international : effondrement de l’URSS et disparition du pacte de Varsovie, déplacement du centre de gravité du monde, montée de la construction européenne, apparition de menaces nouvelles. L’essentiel n’est pas de disserter sur ces changements, l’essentiel est de décider si leur occurence et la vision qu’en a la France doivent ou non conduire à abandonner l’attitude traditionnelle de notre pays envers l’OTAN. Et c’est là ou votre prétendue évidence se révèle fausse. Car la décision du général de Gaulle reposait notamment sur son refus de s’aligner sur un bloc, sur son souhait anticipateur d’un monde multipolaire. C’est précisément vers un monde multipolaire que nous, socialistes, internationalistes, membres du groupe SRC, nous voulons aller, et non pas vers l’alignement sur “le bloc de l’Occident”, concept que nous ne partageons absolument pas car il est porteur d’affrontements graves. Ce n’est pas au moment où le contexte international donne raison à une vision multipolaire du monde qu’il faut revenir à la politique des blocs.

Mais si nous réintégrons totalement le commandement militaire de l’OTAN, ajoutez-vous, nous pourrons davantage peser ! C’est votre deuxième argument, celui des contreparties. Sans doute obtiendrons-nous au moins deux commandements : on évoque celui de Norfolk en Virginie et de Lisbonne. Personnellement, j’ai toujours été réticent quant au raisonnement sur la nationalité des commandants de l’OTAN. N’agissent-ils pas au nom de l’Organisation et pas au nom de leur pays d’origine ? Mais, qu’on le veuille ou non, cela importe. Or tous les spécialistes savent que ces commandements-là ne sont pas les plus importants, au point d’avoir conduit le Président Chirac, qui s’était interrogé lui aussi sur l’opportunité d’une réintégration, à la refuser notamment en raison de la faiblesse des contre-parties. Il serait intéressant que vous répondiez à cette question simple : oui ou non le Président Sarkozy a-t-il obtenu les postes qu’on nous avait auparavant refusés, ou bien s’est-il borné à réduire les précédentes demandes de la France ? Contreparties industrielles ? Une fois “banalisée” notre position dans l’OTAN, nous obtiendrions des marchés que d’autres aujourd’hui monopolisent. N’est-ce pas une vision un peu angélique de la compétition industrielle dans un secteur où l’angélisme n’est pas la clé des contrats ? Ne peut-on redouter, au contraire, que certains contrats, par exemple aéronautiques (je pense notamment aux pays du Golfe), que nous obtenons grâce à la valeur de nos matériels et à notre position diplomatique spécifique, soient perdus au profit d’autres nations si politiquement nous nous banalisons ? Brutalement exprimé, pourquoi acheter français, si cela signifie acheter OTAN, donc américain ? Enfin, vous avez évoqué comme contrepartie une pesée plus grande, parce qu’effectuée de l’intérieur, sur le devenir même de l’OTAN, sur sa stratégie. Effectivement, cette stratégie doit être revue et précisée, car elle est incertaine, on le voit par exemple en Afghanistan. Mais votre logique est étrange : vous proposez de dire d’abord oui à la réintégration totale puis de définir ensuite le futur de l’OTAN : ne serait-il pas plus logique de définir d’abord le futur de l’OTAN avant d’examiner notre degré d’intégration en son sein ? Nous aurions aimé vous entendre apporter des réponses précises sur plusieurs points essentiels, pour éviter de transformer l’OTAN en une sorte “d’alliance contre X”. Quels Etats membres pour demain ? Quels liens, notamment avec la Russie, la Chine et l’Inde ? Quelle attitude envers l’Iran ? Quels théâtres géographiques d’intervention pour une organisation au départ défensive, centrée sur l’Europe, et qui aujourd’hui intervient jusqu’en Afghanistan et veut agir jusque sur l’environnement. Et quelle gouvernance ? Pour notre part, nous restons fidèles à l’Alliance, mais nous ne voulons pas que l’OTAN se conduise en “bloc de l’Occident”, suscitant dès lors un ou des contre-blocs, qu’il intervienne partout et sur tout. Nous ne voulons pas d’une ONU de substitution sous une domination américaine de fait.

Votre dernier argument, c’est le coup de fouet que notre réintégration donnerait à la construction d’une défense européenne. C’est un “pari”, dites-vous, la défense européenne ne pouvant avancer tant que nous ne serons pas totalement intégrés. Doit-on “parier” lorsqu’il s’agit de la politique de sécurité de son pays : c’est une première question. Une deuxième : la création d’un important état-major européen a été depuis longtemps une pierre de touche dans notre débat avec nos amis américains et britanniques. Avez-vous obtenu d’eux un engagement précis sur ce point, qui vous permette d’espérer gagner ce pari ? De toutes façons, l’argument européen se retourne. Car on peut soutenir avec au moins autant de force que, si un alignement général s’opère au sein de l’OTAN, le sentiment de la nécessité d’un pilier européen spécifique s’affaiblira, cependant que de nombreux pays, notamment à l’Est de l’Europe, satisfaits de voir leur défense totalement prise en charge par l’OTAN, refuseront l’effort financier complémentaire qu’exige une défense européenne. Une fois la réintégration de la France opérée, la défense européenne risque d’être jugée non pas plus nécessaire, mais au contraire redondante avec l’OTAN. Cette analyse contraire à la vôtre, c’est celle de personnalités dont la compétence et l’objectivité sont peu discutées, comme H. Védrine. L’accord de Saint-Malo en 1998 sous la présidence de J. Chirac et le gouvernement de L. Jospin, la période immédiatement postérieure, avaient été un progrès important. Depuis, les choses n’ont pas beaucoup avancé. Il y a quelques mois, le progrès de la défense européenne devait être selon vous un préalable à toute décision sur l’OTAN, puis il est devenu une démarche parallèle, c’est désormais seulement une conséquence espérée de notre réintégration. Là où vous prétendez stimuler la défense européenne, vous risquez de l’entraver.

 

Pour toutes ces raisons, nous considérons que les avantages apportés par une banalisation de notre position dans l’OTAN risquent d’être largement illusoires. En revanche, plusieurs éléments de grand poids militent en sens inverse.

D’une part, en choisissant la banalisation, vous allez mettre fin - ce débat le montre - au consensus national sur l’OTAN. Il a été long à s’imposer et je tiens à disposition un lot de citations montrant les évolutions des uns et… des autres. Mais enfin ce consensus existe, ou plutôt existait jusqu’ici dans ce domaine important. Vous ne cessez de réclamer la cohésion nationale. Est-il urgent, est-il indispensable de la rompre ? Vous nous répondez : la présidence Obama change la donne. J’éprouve estime et admiration pour les premiers actes du Président américain, mais il est le Président des Etats-Unis comme nous sommes, nous, comptables des intérêts de la France et nous n’oublions pas que c’est avec le peu regretté George Bush et non avec le Président Obama que M. Sarkozy a officialisé sa position de banalisation. Rien ne sert de réécrire l’histoire pour essayer de mieux faire passer une orientation contestée.

Restent deux points décisifs. La question de l’indépendance. Vous insistez sur le fait que, juridiquement, nous continuerons d’être maîtres de nos décisions, notamment nucléaires, et que personne ne pourra nous forcer à engager nos troupes si nous ne le voulons pas : c’est exact. Mais l’indépendance ne se mesure pas seulement aux données juridiques. Dans les opérations militaires, jusqu’ici, et notamment au Kosovo, à cause même de notre position spécifique nous donnions ou refusions notre accord pour chaque opération, pour chaque engagement : une fois banalisée la position de la France, êtes-vous assuré que subsiste ce précieux cas par cas ? Vous citez l’exemple de l’Allemagne dans la guerre d’Irak, totalement intégrée dans l’OTAN et pourtant hostile à la démarche américaine, suivant en cela la France. Mais qui peut dire que, si la France avait été totalement intégrée et banalisée elle aussi, elle aurait pu avec la même vigueur prendre la tête de ce mouvement, auquel M. Sarkozy à l’époque était d’ailleurs réticent ?

Le dernier aspect est déterminant : la position internationale de la France, son message, son influence seront-ils renforcés ou amoindris par cette décision ? La réponse jaillit à droite : “mais ce n’est qu’un symbole”. C’est précisément au nom de symboles aussi que les hommes se lèvent, agissent et parfois donnent leur vie ! Si au Proche Orient, en Afrique, en Amérique du Sud, la France est plus influente que sa superficie et son nombre d’habitants, si notre pays est depuis longtemps plus grand que lui même, c’est parce qu’il a su face au monde prendre certaines positions singulières, présenter un certain visage, adopter un certain langage et s’y tenir. Notre siège au Conseil de Sécurité de l’ONU, notre langue, nos valeurs humanistes, notre rôle de pont entre le Nord et le Sud, entre l’Est et l’Ouest, font partie de cette spécificité qui est aussi notre universalité. On nous respecte parce que nous sommes solidaires, mais aussi parce que nous sommes singuliers. La position de la France dans l’OTAN en fait partie, nous qui sommes profondément reconnaissants aux américains d’avoir exposé deux fois leur vie pour notre liberté, qui sommes des alliés solides mais refusons de devenir des alignés. Ce serait une faute de renoncer à cette position, par idéologie atlantiste (laquelle dans d’autres domaines, par exemple l’économie et les finances, a causé tant de dégats) ou par obsession de la rupture. Et si malgré nos mises en garde, cette décision était prise, nous demandons qu’une évaluation aussi précise que possible soit présentée chaque année au Parlement sur ce que cela nous aura rapporté ou coûté en indépendance, en influence et en évolution de la défense européenne et nationale.

Monsieur le Premier Ministre, Mesdames et Messieurs les députés,

Le général de Gaulle, qui aimait les mots et savait leur puissance, dans un mémorandum que dès 1958 il envoie au Président Eisenhower et au Premier Ministre Mac Millan pour annoncer ses intentions concernant l’OTAN, va à l’essentiel. L’essentiel, il le résume plus tard dans ses Mémoires d’espoir : dès cette date et par ce texte, écrit-il, “je hisse les couleurs”.

Et bien, c’est de cela en définitive qu’il s’agit. Au sein de l’OTAN et plus largement dans nos choix, nous voulons pouvoir continuer à “hisser les couleurs”. Pas seulement les couleurs que portent les Français, mais aussi celles de tous les Européens et des peuples du monde. “Hisser les couleurs” d’une France à la fois singulière et universelle, terre de liberté et d’égalité, qui au nom des valeurs de paix, de développement et d’indépendance des peuples, refuse qu’une position ancienne et juste soit abandonnée aujourd’hui pour des raisons peu convaincantes.

Les avantages que le Président de la République attend de cette décision nous paraissent illusoires ; les risques, eux, sont réels. Vous pensez obtenir autant d’indépendance et plus d’influence ; vous risquez d’avoir moins d’indépendance et moins d’influence. C’est pourquoi nous ne vous suivrons pas, dans l’intérêt de la France.


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