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"La poétesse", de Liliane Giraudon (une lecture d'Anne Malaprade)

Publié le 19 mars 2009 par Florence Trocmé

 

 

Giraudon
Le Robert précise dans l’article « poétesse » que ce terme tend à devenir péjoratif, rejoignant, peut-être, celui si décrié de « négresse ». On dira désormais « Cette femme est un grand poète ». C’est pourtant ce titre que Liliane Giraudon a choisi pour la poursuite de son Homobiographie, commencée il y a déjà quelques années avec, notamment, Anne n’est pas Suzanne. Homobiographie ? L’autobiographie, l’autofiction, les mémoires sont des genres insatisfaisants qui ne collent plus à la vie telle qu’elle se mêle, désormais, à l’écriture, au dessin et au collage, dans un tissage de sons sensés-insensés, de lignes et de couleurs montés selon un tempo intérieur en résonance avec le monde : « Refaire inlassablement un dessin de son corps sous forme de phrase. Une seule. Une seule phrase ». Il y a du même en soi comme en l’autre, et ce sont ces liens que Liliane Giraudon déroule, file, installe et reconduit, dans une langue elle-même ouverte à des plastiques parallèles : vers, poèmes, proses, planches-contacts, phrases issues de carnets colorés, autant de fragments qui aident à supporter la perte et le manque, la poussée du temps en direction du néant, sans rien cacher du pire ni du meilleur. Les mots homographes s’écrivent de la même manière mais se prononcent différemment –  nous portions les portions. La vie, elle, se trace en mots dessinés à la croisée de l’intime et du collectif, du féminin, du masculin et du neutre. Elle scinde le « je » que l’on croyait ici du « elle » que l’on imaginait là-bas : la poétesse, d’un noir se détachant sur fond blanc, sera cette figure éloignée et proche au travers de laquelle Liliane Giraudon témoigne du passage de ce qui a eu lieu dans son corps, dans sa langue, charriant des peurs, des déceptions, des désirs multiples auxquels les épreuves – maladie, deuil, solitude accompagnée – ne peuvent mettre fin. Désir de durer, désir de poursuivre, même si très vite dans la vie non écrite l’impression qu’il est toujours trop tard s’impose.

L’identité fugitive qu’évoque, en exergue, Susan Howe est un fantôme suffisamment incarné pour qu’il dépose ses empreintes au cours de trois stations, comme autant de clichés intégrant, ou non, le mouvement, le son et la lenteur. La première, « Ma chérie je t’ai fait des phrases trouvées partout », constitue un puzzle en partie monté dont chaque pièce consiste en un bloc de prose. Cette unité fait récit et témoignage en s’ouvrant par l’adverbe « hier », opérateur narratif et outil d’exploration situant dans un passé proche et cependant incertain toutes les expériences, sensations, et autres aventures discrètes qui transforment la Poétesse en Poète version femme. La Poète est donc la forme homobiographique du moi. Un moi incarné qui, s’exerçant à l’auto-décollation permanente, mange, dessine, découpe, voyage, aime, et invente une prose en éclats : ces prélèvements incertains « trient » dans la vie et « recomposent » une silhouette fugace et cependant campée. La Poète ouvre le texte au cœur : elle ouvre son cœur, au cœur des mots, au cœur du livre, tout en s’adressant au cœur d’un lecteur concerné par cette opération à verbe ouvert. Ses phrases sont comme une seconde peau : des dessous qui ne protègent ni du monde, ni de la haine, ni de la maladie, ni de la misogynie mais qui enveloppent une conscience frappée par la contemporanéité des affects et l’accord toujours recherché entre le dehors et le dedans, l’aujourd’hui et le jadis – « Hier, c’est-à-dire au xve siècle ». Phrases qui soustraient l’expression jusqu’à l’épure : faire le vide dans la syntaxe, le vocabulaire, décaper l’émotion de tout pathos, disperser les repères, la norme, la tradition, assécher les douleurs pour en souligner l’occasion, la fréquence, le lieu.

Ainsi accidentée, la littérature poursuit cependant son itinéraire qui, dans un deuxième temps, pose l’affirmation suivante, « Kara Walker n’est pas Joséphine Baker », dont l’évidence tautologique est troublée par la rime interne en [ker]. Cet ensemble, sous-titré « feuilleton quotidien de poésie », a également été envoyé à des lecteurs par mails successifs, chaque courrier comportant une illustration que le livre papier n’a pu malheureusement reproduire. Qui, où, comment est la femme ? Devient-on femme, et ce malgré le corps, contre la chair ? Où va une femme lorsqu’elle arrache à son corps des créations : enfant, chant, danse, dessin, peinture, concrétions verbales douées d’un sens toujours en partance ? Kara Walker est une plasticienne contemporaine afro-américaine qui découpe, à la manière de Matisse, des grandes silhouettes noires. Joséphine Baker, danseuse, chanteuse et meneuse de revue, est l’une des premières stars noires dont le rayonnement intense n’éclipse pas les propositions de la jeune artiste. La lumière, le scintillement et l’éclat sont à l’œuvre dans ces figures et ces projets, propositions et réalisations que le racisme et la ségrégation ont tenté, durant des siècles, de ternir jusqu’au silence. Les quarante-sept poèmes regroupés au centre du livre exigent du lecteur qu’il applique le conseil du poète Jack Spicer, « Imagine this as lyric poetry ». Le lyrisme, ici, est un chant amusical dont les strophes, disposées l’une après l’autre page par page, envisagent la prise en compte du noir, de tous les noirs, non-couleur captivante et vertigineuse. Cette approche a, ou est « quelque chose de brûlant » : la recomposition du noir dans le vers est une saisie difficile, qui surprend, déroute et décompose. L’animal en l’homme reprend la place sensible qui lui revient. Le noir caché par le blanc invente « un art d’exister contre les faits », et l’ombre de la langue se déplace sur celle du sens. Un poème n’existe jamais sans le noir, à l’œuvre dans et entre les mots. Il s’articule sur fond de néant, et noircit ce qu’un oubli hautain voudrait étouffer. Il trafique le son au sens, et aménage le noir des signes sur le blanc de la page avec une intensité continue.

La troisième section, intitulée « Le goût du crabe », retourne à ces couleurs que la vieillesse peut délaver : non celles plus ou moins mates de la peau, mais celles des cahiers dans lesquels La Poète dialogue avec une voix venue de nulle part attestant, grâce à l’italique, que soi-même est avant tout autre. Dialogue sur la maladie, le cancer-animal, permettant la fragmentation d’un art poétique qui, justement, en passe par toutes les couleurs, puisque « la somme des énergies/c’est ce qui donne la couleur ». Couleur pour laquelle aucun mot n’existe plus, correspondance sensuelle qu’on imagine alors à partir d’un accord du sens avec le son. L’énergie à vivre ne préserve pas de la maladie ; celle d’écrire rend apte à toucher l’humanité en soi, qui, alors, traverse ces pages malgré le noyau d’impossible. Récit d’une forme, celle du corps accordée à celle d’un livre, forme d’un corps navré qui, en retour, blesse la page qui l’accueille sans pour autant la déchirer : « Elle n’a parlé avec son crabe que dans sa tête. Quasi quotidiennement. La nuit surtout. Demain rendez-vous pour la première étude balistique de bombardement du thorax. Ils disent ‘bombardement’. C’est écrit. Douleur au bras. Cicatrice indurée. Ils disent Phlébite. Risque de phlébite. Et cette fatigue. Effroyable et inconnue. Pas la force d’écrire ». Soi-même comme corps dégradé, soi-même comme langage reconstituant : Liliane Giraudon rappelle qu’il est nécessaire de discerner ce qui, dans le moi désassemblé, fait écho à l’universel, de même que le renoncement au privé offre une lumière bien plus chaude que l’identité.

La Poète restitue, main dans la main avec la Poétesse, sa sœur presque jumelle, certains états intenses qui témoignent de questions laissées sans réponse. Les livres ont-ils un sexe ? Le noir s’apparente-t-il à une couleur ? Le dessin caresse-t-il l’écriture ? Ecrirevivre, donc, puisque la vie s’attache à l’écriture comme l’écriture qualifiée se greffe à la vie. Une seule vie, certes, mais dans la proximité des livres. Le singulier s’approprie l’infini littéraire, s’invente dans la fiction d’une langue, et se rêve auprès de tous ceux et toutes celles, écrivains, artistes, musiciens, pour qui créer est la seule rédemption envisageable. Cette constellation, c’est, bien sûr, le ciel étoilé de la bibliothèque de Notre Liliane Giraudon : Mon Rimbaud, Mon Pouchkine, Mon Walser, Ma Tsvetaeva, Mon Beckett, Mon Artaud, Mon Racine, Mon Benjamin…, dont les portraits illustrés peuvent être consultés sur le site Inventaire/Invention.

Contribution d’Anne Malaprade

Liliane Giraudon,
La Poétesse,
P.O.L, 2009,
124 p., 13,50 €.


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