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Venise : les lieux du privilège

Publié le 22 mars 2009 par Memoiredeurope @echternach

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Pouvoir parcourir Venise au début du mois de décembre est certainement un privilège. Ce bonheur rétrospectif remonte à deux années et demie. Le second privilège était de loger non pas à l’hôtel, mais dans un bed and breakfast tranquille où les chambres enregistrent les clapotis et les conversations étouffées qui se propagent lentement entre le rio dei meloni, le rio de la madonetta et celui de S. Apponat, tandis que le traghetto dans lequel on débouche, à l’issue d’un petit jardin, aboutit sur le Grand Canal. C’est dans cette atmosphère liquide et brillante, qu’habite le directeur de la biennale d’art 2007 et que son épouse propose la marmelade d’orange du petit déjeuner. 

Je ne sais pas si, en dehors de cette période peu touristique, on peut réellement se rendre compte que Venise est un grand marché parcouru en permanence par des poussettes. Que ce soient les travailleurs quotidiens qui suivent bien sagement deux fois par jour le même trajet dans lequel ils sont déversés le matin depuis la gare ferroviaire de Santa Lucia ou depuis la gare maritime et le parking de la Piazzale Roma, ou bien les survivants, les véritables habitants d’une ville mortifère. 

Rares sont ceux qui ne portent qu’une sacoche ou un ordinateur. Tous les autres semblent attachés à transporter leur vie sur des roulettes, leur mémoire ambulante, une partie des icônes dont ils ont besoin, ou les secrets qu’ils ne voudraient pas voir tomber dans des mains manquant d’innocence. Valises, sacs, paniers de toile de toutes tailles, munis de plusieurs séries de trois roues solidaires, disposées astucieusement pour pouvoir monter les marches et franchir les ponts sans efforts. La ville migre selon des fleuves agités, des rivières tranquilles et des marigots où le déplacement a lieu tout en lenteur, presque immobile. 

Les plus nombreux, les plus pressés, devront se rendre au Rialto et, de là s’évanouir dans les lacis de la protubérance qui va de la Place Saint Marc jusqu’au Palazzo Grassi, puis une fois le travail terminé, redonner aux artères principales une pulsation majeure. 

Quant aux sédentaires, la plupart d’un âge avancé qui les a empêché de suivre la migration de leurs enfants vers la terre ferme, ils ne peuvent tenir en centre ville où les prix des loyers les étrangleraient en peu de mois. On les trouve, un peu sauvages, dans les alentours de l’Arsenal, où au-delà encore, à l’extrême de l’extrême, après les jardins de la Biennale, ou bien aux alentours du Castello, dans les ruelles perpendiculaires à la Via Garibaldi qui constitue leurs Champs-Elysées. Des ruelles où les façades disparaissent le plus souvent aux regards, dissimulées par les écrans croisés du linge tendu.

Ils se promènent eux aussi avec un panier à roulettes. Ils se tiennent par la main, par couples quand ils ont de la chance, ou par amitié. Chacun de leurs parcours ressemble à une dernière étreinte. Ils vivent les temps ultimes d’un royaume en train de s’évanouir. Ils nourrissent les chats de restes éphémères et alimentent les images de Marie de petits présents et de photographies dérisoires.

En tout cas, tous ceux qui empruntent le fleuve terrestre qui mène des gares aux noblesses des doges, ont la possibilité de s’arrêter dans un des plus beaux marchés couverts, dans le quartier de San Polo, là où en quittant du regard la Ca’d’Oro, les passagers des vaporettos du Grand Canal découvrent le Rialto.

De la viande et des charcuteries (beccarie), enfermées dans des galeries merveilleuses, on passe à l’air libre, sous une sorte de dais historique pour découvrir les marchés aux légumes (erbaria ou erberia), légumes d’hiver à ce moment de l’année où la rareté vaut toutes les déraisons et aux poissons (pescaria ou pescheria). Marchés dont parlait déjà Pietro Aretino, l’Aretin au milieu du XVIe siècle. Curieux mélange de verdures dont la sensualité est troublante, avec une odeur de marée qui se fond soudain, dans la violence des poulpes et des poissons vidés, avec l’odeur rampante des canaux qui attendent depuis des siècles de reprendre à la ville les trésors qu’elle a volés pendant des siècles à la mer nourricière. 

Et si je continue, deux années plus tard, à regarder avec envie ces petits artichauts que je verrais bien passés au four et gratinés, ou encore des fenouils à qui je ferai subir semblable traitement, non sans les parsemer de parmesan en morceaux et ces grandes chicorées évanescentes, ces cardons et ces rouges salades de Trévise, Radicchio montés dans un allongement somme toute très érotique, si je continue, en effet, c’est que je suis ailleurs. 

Heureuses images qui ferment immédiatement la porte sur la pâleur du quotidien et invitent à replonger !

Pourquoi est-ce que soudain me vient une envie de « Carciofi alla Giudia ». Croquants après qu’on les ai plongés ou plutôt écrasés dans l’huile. Recette juive…recette plutôt romaine, celle-là !  

  

Il semble que le cher Casanova, un matin non de débauche mais de perte sèche aux jeux nocturnes, ait eu plaisir à se venger d’être seul, ou plutôt délaissé. Ainsi parle-t-il du public des marchés en question : « Les hommes qui y vont en compagnie des femmes veulent exciter l’envie de leurs égaux en affichant leurs bonne fortunes. Ceux qui y vont seuls cherchent à faire des découvertes ou à faire naître des jalousies : les femmes n’y vont guère que pour s’y faire voir, attentives que tout le monde sache qu’elles ne se gênent pas. »

Dans cette atmosphère de chamaillerie un peu jouée, où chacun prend le temps de choisir pour le plaisir de caresser la nourriture avant de l’acquérir, l’arrière cour et les coulisses ne sont pas sans intérêt. Les quais débordent ! A Venise tout se transporte en effet en bateau. Ce grand piège somptueux et mortel vit toujours comme le terminal des colonies qu’il a exploitées, même si ces colonies ont disparu et si l’exploration du monde est aujourd’hui celle des campagnes maraîchères. 

Les bateaux arrivent tôt, porteurs de richesses écailleuses ou un peu translucides, chargés à pleins cageots de ces gamberettis qui s’accumulent en ruisselant de l’eau native qu’elles ont dû quitter, attendant d’être saisies et rougies au feu.

Plus tard ce sont les plantes déterrées, ramassées dans les jardins lacustres, dans la plaine du Pô, ou ravies aux collines du Veneto ou aux flancs des Apennins. Et un peu plus tard les fruits qui continueront de mûrir dans la chaleur de la matinée avancée et de l’après-midi…mais pour cela il faudra attendre le printemps.

Il n’est plus question du terminal de la soie, mais d’une convergence d’odeurs et de couleurs qui fait tout autant tapisserie que les grands rouleaux venus de l’Orient. 

La scène continue d’un quartier à l’autre, comme un immense manteau rapiécé en guise de quilt ou de patchwork. Patchwork d’une mémoire qui passe de ville en ville, d’un temps à l’autre, sans aucune honte. 

Parfois la vie vous doit le plaisir de la rareté. 


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