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Our Body, à corps ouvert : attention, plastination chinoise

Publié le 23 mars 2009 par Jérôme Delatour
Our Body, à corps ouvert : attention, plastination chinoise
Félix Philippoteaux, Erection de l'obélisque de Louxor place de la Concorde à Paris, 1836
(châteaux de Malmaison et de Bois-Préau)

En allant à l'exposition Our Body à corps ouvert, boulevard de la Madeleine, je rêvais d'architectures haubannées. Je voulais vérifier si la nudité, thème qui traverse la danse contemporaine, s'attachait bien à la peau. Un corps sans peau est-il nu comme un corps sans vêtement ? Autrement dit, la peau est-elle le vêtement du corps ? Et si oui, où s'arrête notre corps ? Toutes ces rêveries, hélas, n'ont trouvé aucun support dans cette exposition. Rarement j'aurai vu exhibition aussi platement illustrative : voilà le corps scié en tranches de deux centimètres, en long et en travers, méthodiquement exposé, membre par membre, organe par organe, fonction par fonction, sans autre prétexte qu'une soi-disant pédagogie scientifique.

Qui plus est, ces dépouilles plastinées paraissent avoit été traitées avec une inquiétante désinvolture. Souvent, les poses se ressentent encore de la raideur cadavérique ; les visages, ou faut-il dire les têtes, sont inexpressifs ; la peinture sur les muscles, les vaisseaux et les nerfs est grossièrement appliquée, à grand coups de pinceau rouges, bleus et roses, comme si ce travail avait été fait à la va-vite, industriellement, sans excessif égard à la dignité humaine. Un travail peu humaniste, à l'évidence.

C'est alors que, comme tout le monde, je me demande l'objet d'une telle exposition. L'alibi scientifique ne tient pas ; l'imagerie médicale a depuis longtemps dépassé le stade des écorchés. L'alibi artistique pas davantage. Dans l'écorché aux muscles désinsérés (détachés en pétales), il y avait les prémices d'un homme-fleur ; dans les réseaux vasculaires peints et dépouillés de leurs organes, de forêts d'éponges ou de corail. Mais tout cela n'advient pas. Les mises en scène sont dérisoires, insignifiantes. Pour présenter le cerveau et ses nerfs périphériques, un écorché jouant aux échecs. Pour illustrer la locomotion et le travail des muscles, un cadavre tirant à l'arc (étrange arc, d'ailleurs), un cadavre à vélo, un cadavre jouant au foot. Préparations identiques, corps interchangeables. Je passe sur ce corps taillé en dominos, et je tombe sur une peau tannée, tranchée à la serpe. Quelle vérité scientifique est-elle donc censée illustrer ? Elle m'évoque plutôt un supplice ou quelque sinistre expérimentation nazie.

Ce qui met mal à l'aise dans cette exposition, ce ne sont pas tant les corps plastinés que la médiocrité du propos et le secret qui entoure son organisation. L'intention des organisateurs est obscure. L'appât du gain est une motivation qui n'est pas à négliger. A 15 euros l'entrée, le jackpot est assuré. On sait que les corps viennent de Chine, mais les organisateurs de l'exposition sont bien discrets à leur sujet. Le mot de Chine autorise tous les fantasmes. Le soupçon que les corps utilisés soient ceux de prisonniers chinois plane désagréablement, sans véritable fondement. Notons au passage qu'on ne compte qu'une seule femme sur une vingtaine de corps entiers exposés.
La FAQ du site officiel fournit un semblant de réponse : "Qui produit l’exposition OUR BODY / A corps ouvert ? - L’exposition scientifique et pédagogique OUR BODY/ A corps ouvert a été conçue et développée par la fondation médicale chinoise « Anatomical Sciences & Technologies de Hong Kong". L'origine chinoise du projet n'est pas douteuse. Cette absence complète d'esprit, de finesse, d'invention, cette glace scientifique sont la signature évidente d'une culture totalitaire. Le problème est que rien, sur Internet, ne prouve que cette prétendue fondation de Hong Kong existe réellement. Toutes les réponses fournies par Google à son sujet renvoient à l'exposition de corps plastinés, sans donner le moindre début d'information sur elle.
Une enquête publiée par ABC News le 21 mai 2008  montre au contraire que les trafics de corps chinois existent bel et bien, et qu'ils servent ce genre d'expositions. Et il en faut, des corps, pour alimenter la demande mondiale. Gunther von Hagens, inventeur de la plastination en 1977, s'en est servi autrefois. Depuis quelques années, les expositions de corps plastinés, encouragées par le succès de Hagens, se multiplient comme des petits pains. L'exposition parisienne, qui a déjà tourné à Marseille et à Lyon, s'appelle à l'étranger "Our Body : The Universe Within". Mais il y a aussi Bodies the Exhibition, Bodies Revealed, etc. Et les organisateurs savent s'adapter aux coutumes locales : en France, les cadavres font du vélo et jouent au foot ; à New York, ils jouent au tennis et au rugby. La provenance exacte des corps, toujours chinoise, fluctue d'une exposition à l'autre : tantôt les corps n'ont pas été réclamés, tantôt ils ont été donnés par les familles...

Ceux qui souhaiteraient voir des écorchés dignes de ce nom se tourneront plutôt vers les admirables réalisations de Fragonard conservées à Maisons-Alfort. Les écorchés d'Honoré Fragonard, réalisés entre 1766 et 1771, conjuguent avec bonheur références culturelles (l'art et la Bible), macabre et drôlerie. Ici, l'écorché transcende le cadavre pour devenir une pure sculpture, commencer une nouvelle vie. Tandis que quelques voiles de tissus composent une cape au Cavalier de l'Apocalypse, le nez et la lèvre pincée de l'Homme à la mandibule frémissent de rage, et son pénis se gonfle de colère. Trois foetus dansent. Souverain, le Cavalier de l'Apocalypse règne sur un petit peuple de monstres, une remarquable collection de tératologie qui invite à réfléchir aux ratés de l'industrie naturelle, et apprécier le miracle inouï de la vie.

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