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La société néolibérale (1)

Publié le 25 mars 2009 par Ttdo

Au moment mênrmcouverture.1237125841.jpgme où la crise économique et financière continue de ravager notre monde et l’existence de plus en plus de citoyens, il est devenu banal de dénoncer le libéralisme ou, plutôt, le néolibéralisme. Mais de quoi parle-t-on exactement ? Un livre très récent, « La nouvelle raison du monde. Essai sur la société libérale [1]», de Pierre Dadot et Christian Laval, apporte, enfin, une vision globale et précise sur la genèse du néolibéralisme et sur la rationalité, la nouvelle raison du monde,qui s’est progressivementimposée dans toutes les sphères de l’existence humaine, individuelle ou collective, faisant de la concurrence la norme universelle des conduites. Premier article d’introduction[2] globale.

Deux remarques préalables. Il est impossible dans une série d’articles de rendre la richesse d’un tel ouvrage. J’en recommande donc fortement la lecture. La présentation, la reprise et l’éventuelle interprétation de la pensée des auteurs, que les abonnés ont eu la chance de voir et d’entendre lors d’un passionnant débat dans les locaux de Mediapart, n’engagent, bien entendu, que moi et sont donc limitées par ma propre compréhension, que j’espère voir progresser à l’aide des commentaires.

Le néolibéralisme est aujourd’hui la rationalité dominante. Le terme n’est pas employé comme un euphémisme permettantd’éviter de prononcer le mot de « capitalisme ». Le néolibéralisme est la raison du capitalisme contemporain, d’un capitalisme débarrassé de ses références archaïsantes et pleinement assumé comme construction historique et comme norme générale de la vie. Le néolibéralisme peut se définir comme l’ensemble des discours, des pratiques, des dispositifs qui déterminent un nouveau mode de gouvernement des hommes selon le principe universel de la concurrence.

L’une des grandes nouveautés du néolibéralisme ne tient pas à un retour à l’état naturel du marché, mais à la mise en place juridique et politique d’un ordre mondial de marché dont la logique implique non pas l’abolition mais la transformation des modes d’action des institutions publiques dans tous les pays. Le tour de passe-passe idéologique qui « fait disparaître l’état » masque surtout sa transformation effective en une sorte de « grande entreprise » entièrement pliée au principe général de compétitionet orientée vers l’expansion, le soutien et, dans une certaine mesure, la régulation des marchés. Non seulement l’état n’a pas disparu, non seulement il s’est mis plus que jamais au servicedes entreprises, mais il s’est même mué en un gouvernement de type entrepreneurial.

La thèse que défend l’ouvrage est précisément que le néolibéralisme, avant d’être une idéologie ou une politique économique, est d’abord et fondamentalement une rationalité, et qu’à ce titre il tend à structurer et organiser, non seulement l’action des gouvernants, mais jusqu’à l’action des gouvernés eux-mêmes.

Il examine ce qui différencie la gouvernementalité néolibérale relativement à la gouvernementalité libérale. Sa démarche se veut « généalogique ». Il n’est donc pas question de chercher à rétablir une simple continuité entre libéralisme et néolibéralisme, comme il est d’usage, mais de souligner ce qui fait proprement la nouveauté du « néo » libéralisme, nouveauté qui ne se saisit qu’en référence avec la rupture primordiale accomplie par le « gouvernement des intérêts » au XVIIIe siècle.

Mener à bien cette tâche implique d’aller à rebours de la pente consistant à présenter le néolibéralisme comme un « retour » au libéralisme des origines ou à une « restauration » de celui-ci après la longue éclipse qui suit la crise des années 1890-1900. Cette thèse d’une « renaissance » est monnaie courante dans la lecture apologétique : elle a pour conséquence logique la dépréciation, voire le rejet pur et simple du préfixe « néo » regardé comme la marque d’une hostilité. En vertu d’un paradoxe qui n’est qu’apparent, et qui tient d’un véritable effet de symétrie, cette perception d’un continuum fondamental est très largement partagée par la gauche qui se dénomme volontiers « antilibérale ». Rien d’étonnant à cela, puisque de part et d’autre on confond la représentation idéologique avec la rationalité. Ce qui oppose les partisans les plus dogmatiques et les critiques les plus naïfs du libéralisme a tendance à occulter ce qui les rassemble, puisque les premiers lui attribuent une naturalité entièrement bénéfique quand les seconds lui prêtent une naturalité foncièrement maléfique. Mais l’essentiel est pour les uns comme les autres que le marché soit tenu pour une réalité capable de s’auto-entretenir hors de toute interférence gouvernementale, de sorte que système de marché et intervention publique ne pourraient que s’exclure mutuellement.

Dans la première partie de leur ouvrage, les auteurs mettent en évidence ce qu’ils appellent la matrice du premier libéralisme, à savoir l’élaboration de la question des limites du gouvernement.Ils font apparaître que cette élaboration s’appuie sur une certaine conception de l’homme, de la société et de l’histoire. L’unité de cette question n’implique cependant pas une homogénéité du libéralisme « classique », comme le montrent les voies divergentes qui aboutiront à la grande crise des certitudes de la fin du XIXe siècle.

Dans la deuxième partie,ils s’attachent à montrer que dès son acte de naissance le néolibéralisme introduit une franche rupture avec la version dogmatique du libéralisme qui s’est imposée au XIXe siècle. La gravité de la crise pousse à une révision explicite et assumée du laisser-fairisme. La tâche d’une refondation intellectuelle ne conduit pas là non plus à une doctrine entièrement unifiée. Deux grands courants vont se dessiner dès le colloque Walter Lippmann de 1938 : le courant de l’ordolibéralisme allemand[3], et le courant austro-américain[4].

La troisième partie leur permet enfin d’établir que la rationalité néolibérale , qui se déploie véritablement dans les années 1980-1990, n’est pas la simple mise en œuvre de la doctrine élaborée dans les années 1930. Avec elle, on ne passe pas de la théorie à son application. Une sorte de filtre, qui ne relève pas d’une sélection consciente et délibérée, retient certains éléments aux dépens du reste, en fonction de la valeur opératoire ou stratégique dans une situation historique donnée. On a affaire non à une action de l’idéologie vers l’économie ou à l’inverse, mais à une multitude de processus hétérogènes qui ont abouti, en raison de « phénomènes de coagulation, d’appui, de renforcement réciproque, de mise en cohésion, d’intégration », à cet « effet global » qu’est la mise en place d’une nouvelle rationalité gouvernementale.

Le néolibéralisme n’est donc pas l’héritier naturel du premier libéralisme, non plus qu’il en est la trahison ou le dévoiement. Il ne reprend pas la question des limites du gouvernement là où elle avait été laissée. Il ne se demande plus : quel type de limite assigner au gouvernement politique, le marché, les droits ou le calcul d’utilité ? (Partie I), mais bien plutôt : comment faire du marché le principe du gouvernement des hommes comme du gouvernement de soi ? (Partie II). Considéré comme rationalité, le néolibéralisme est le déploiement de la logique du marché comme logique normative, depuis l’état jusqu’au plus intime de la subjectivité (Partie III).

Le prochain article portera sur une des trois parties du livre, en fonction des commentaires suscités par celui-ci.

la-societe-neoliberale_1.1238005168.pdf


[1] Éditions La Découverte

[2] LNRM, pages 5 à 21

[3] principalement représenté par Walter Eucken et Wilhelm Röpke

[4] représenté par Ludwig von Mises et Friedrich A. Hayek

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