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Benoît XVI, «Eros» et «agapè» – différence et unité (2)

Publié le 25 mars 2009 par Walterman

Comment devons-nous nous représenter concrètement ce chemin de montée et de purification ? Comment doit être vécu l’amour, pour que se réalise pleinement sa promesse humaine et divine ? Nous pouvons trouver une première indication importante dans le Cantique des Cantiques, un des livres de l’Ancien Testament bien connu des mystiques. Selon l’interprétation qui prévaut aujourd’hui, les poèmes contenus dans ce livre sont à l’origine des chants d’amour, peut-être prévus pour une fête de noces juives où ils devaient exalter l’amour conjugal. Dans ce contexte, le fait que l’on trouve, dans ce livre, deux mots différents pour parler de l'«amour» est très instructif. Nous avons tout d’abord le mot «dodim», un pluriel qui exprime l’amour encore incertain, dans une situation de recherche indéterminée. Ce mot est ensuite remplacé par le mot «ahabà» qui, dans la traduction grecque de l’Ancien Testament, est rendu par le mot de même consonance «agapè», lequel, comme nous l’avons vu, devint l’expression caractéristique de la conception biblique de l’amour. En opposition à l’amour indéterminé et encore en recherche, ce terme exprime l’expérience de l’amour, qui devient alors une véritable découverte de l’autre, dépassant donc le caractère égoïste qui dominait clairement auparavant. L’amour devient maintenant soin de l’autre et pour l’autre. Il ne se cherche plus lui-même – l’immersion dans l’ivresse du bonheur – il cherche au contraire le bien de l’être aimé : il devient renoncement, il est prêt au sacrifice, il le recherche même.

Cela fait partie des développements de l'amour vers des degrés plus élevés, vers ses purifications profondes, de l'amour qui cherche maintenant son caractère définitif, et cela en un double sens : dans le sens d’un caractère exclusif – «cette personne seulement» – et dans le sens d’un «pour toujours». L’amour comprend la totalité de l’existence dans toutes ses dimensions, y compris celle du temps. Il ne pourrait en être autrement, puisque sa promesse vise à faire du définitif : l’amour vise à l’éternité. Oui, l’amour est «extase», mais extase non pas dans le sens d’un moment d’ivresse, mais extase comme chemin, comme exode permanent allant du je enfermé sur lui-même vers sa libération dans le don de soi, et précisément ainsi vers la découverte de soi-même, plus encore vers la découverte de Dieu : «Qui cherchera à conserver sa vie la perdra. Et qui la perdra la sauvegardera» (Lc 17, 33), dit Jésus – une de ses affirmations qu’on retrouve dans les Évangiles avec plusieurs variantes (cf. Mt 10, 39; 16, 25; Mc 8, 35; Lc 9, 24; Jn 12, 25). Jésus décrit ainsi son chemin personnel, qui le conduit par la croix jusqu’à la résurrection; c’est le chemin du grain de blé tombé en terre qui meurt et qui porte ainsi beaucoup de fruit. Mais il décrit aussi par ces paroles l’essence de l’amour et de l’existence humaine en général, partant du centre de son sacrifice personnel et de l’amour qui parvient en lui à son accomplissement.

 

À l’origine plutôt philosophiques, nos réflexions sur l’essence de l’amour nous ont maintenant conduits, par une dynamique interne, jusqu’à la foi biblique. Au point de départ, la question s’est posée de savoir si les différents sens du mot amour, parfois même opposés, ne sous-entendraient pas une certaine unité profonde ou si, au contraire, ils ne devraient pas rester indépendants, l’un à côté de l’autre. Avant tout cependant, est apparue la question de savoir si le message sur l’amour qui nous est annoncé par la Bible et par la Tradition de l’Église avait quelque chose à voir avec l’expérience humaine commune de l’amour ou s’il ne s’opposait pas plutôt à elle. À ce propos, nous avons rencontré deux mots fondamentaux : eros, comme le terme désignant l’amour «mondain», et agapè, comme l’expression qui désigne l’amour fondé sur la foi et modelé par elle. On oppose aussi fréquemment ces deux conceptions en amour «ascendant» et amour «descendant». Il y a d’autres classifications similaires, comme par exemple la distinction entre amour possessif et amour oblatif (amor concupiscentiæamor benevolentiæ), à laquelle on ajoute parfois aussi l’amour qui n’aspire qu’à son profit.

Dans le débat philosophique et théologique, ces distinctions ont souvent été radicalisées jusqu'à les mettre en opposition entre elles : l’amour descendant, oblatif, précisément l’agapè, serait typiquement chrétien; à l'inverse, la culture non chrétienne, surtout la culture grecque, serait caractérisée par l’amour ascendant, possessif et sensuel, c’est-à-dire par l’eros. Si on voulait pousser à l’extrême cette antithèse, l’essence du christianisme serait alors coupée des relations vitales et fondamentales de l’existence humaine et constituerait un monde en soi, à considérer peut-être comme admirable mais fortement détaché de la complexité de l’existence humaine. En réalité, eros et agapè – amour ascendant et amour descendant – ne se laissent jamais séparer complètement l’un de l’autre. Plus ces deux formes d’amour, même dans des dimensions différentes, trouvent leur juste unité dans l’unique réalité de l’amour, plus se réalise la véritable nature de l’amour en général. Même si, initialement, l’eros est surtout sensuel, ascendant – fascination pour la grande promesse de bonheur –, lorsqu’il s’approche ensuite de l’autre, il se posera toujours moins de questions sur lui-même, il cherchera toujours plus le bonheur de l’autre, il se préoccupera toujours plus de l’autre, il se donnera et il désirera «être pour» l’autre. C’est ainsi que le moment de l’agapè s’insère en lui ; sinon l'eros déchoit et perd aussi sa nature même. D’autre part, l’homme ne peut pas non plus vivre exclusivement dans l’amour oblatif, descendant. Il ne peut pas toujours seulement donner, il doit aussi recevoir. Celui qui veut donner de l’amour doit lui aussi le recevoir comme un don. L’homme peut assurément, comme nous le dit le Seigneur, devenir source d’où sortent des fleuves d’eau vive (cf. Jn 7, 37-38). Mais pour devenir une telle source, il doit lui-même boire toujours à nouveau à la source première et originaire qui est Jésus Christ, du cœur transpercé duquel jaillit l’amour de Dieu (cf. Jn 19, 34).

Dans le récit de l’échelle de Jacob, les Pères ont vu exprimé symboliquement, de différentes manières, le lien inséparable entre montée et descente, entre l’eros qui cherche Dieu et l’agapè qui transmet le don reçu. Dans ce texte biblique, il est dit que le patriarche Jacob vit en songe, sur la pierre qui lui servait d’oreiller, une échelle qui touchait le ciel et sur laquelle des anges de Dieu montaient et descendaient (cf. Gn 28, 12; Jn 1, 51). L’interprétation que le Pape Grégoire le Grand donne de cette vision dans sa Règle pastorale est particulièrement touchante. Le bon pasteur, dit-il, doit être enraciné dans la contemplation. En effet, c’est seulement ainsi qu’il lui sera possible d’accueillir les besoins d’autrui dans son cœur, de sorte qu’ils deviennent siens: «Per pietatis viscera in se infirmitatem caeterorum transferat» . Dans ce cadre, saint Grégoire fait référence à saint Paul qui est enlevé au ciel jusque dans les plus grands mystères de Dieu et qui, précisément à partir de là, quand il en redescend, est en mesure de se faire tout à tous (cf. 2 Co 12, 2-4; 1 Co 9, 22). D’autre part, il donne encore l’exemple de Moïse, qui entre toujours de nouveau dans la tente sacrée, demeurant en dialogue avec Dieu, pour pouvoir ainsi, à partir de Dieu, être à la disposition de son peuple. «Au-dedans [dans la tente], ravi dans les hauteurs par la contemplation, il se laisse au dehors [de la tente] prendre par le poids des souffrants: Intus in contemplationem rapitur, foris infirmantium negotiis urgetur».

 

Nous avons ainsi trouvé une première réponse, encore plutôt générale, aux deux questions précédentes : au fond, l’«amour» est une réalité unique, mais avec des dimensions différentes; tour à tour, l’une ou l’autre dimension peut émerger de façon plus importante. Là où cependant les deux dimensions se détachent complètement l’une de l’autre, apparaît une caricature ou, en tout cas, une forme réductrice de l’amour. D’une manière synthétique, nous avons vu aussi que la foi biblique ne construit pas un monde parallèle ou un monde opposé au phénomène humain originaire qui est l’amour, mais qu’elle accepte tout l’homme, intervenant dans sa recherche d’amour pour la purifier, lui ouvrant en même temps de nouvelles dimensions. Cette nouveauté de la foi biblique se manifeste surtout en deux points, qui méritent d’être soulignés: l’image de Dieu et l’image de l’homme. (à suivre)

Encyclique Deus caritas, 6-8

 



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