Héritée des Lumières, inlassablement reprise, cette célèbre injonction mérite éclaircissement. Il est facile de l’entendre d’une manière égoïste, comme s’il fallait ne tenir aucun compte du jugement d’autrui. En ce sens penser par soi-même ne vaudrait guère mieux que s’enfoncer dans sa singularité et se fermer au monde.
Si la formule remonte au XVIIIe siècle, sa nécessité est sans âge. Lorsqu’il s’agit de se prononcer sur le vrai et le faux, le noble et l’indigne, chacun, dès qu’il a quelque expérience, est mis face à des avis différents ou contraires. Aussi le scepticisme croît-il avec les années : à qui se fier, s’il n’est aucun discours, même autorisé, qui n’ait quelque part son opposé ? Reste donc à penser soi-même.
Ce qui signifie d’abord : se défier de nos avis “spontanés”. Ce que je pense, ne le dois-je pas à une tradition familiale, à l’habitude, au savoir présumé d’un maître ? Penser soi-même a d’abord un sens négatif ou négateur : ne pas s’en laisser conter, ne pas se laisser souffler nos pensées, ne rien avancer sur l’autorité d’autrui.
Mais pour ne pas ajouter un nouvel avis, sans plus de légitimité que les autres, il faut un second précepte, qui consiste selon Kant à se mettre en pensée à la place de tout autre. Soit accueillir les points de vue des autres nations, des autres siècles, et de là repenser sa pensée. Ici commence l’exercice de la pensée, qui se forme en s’élargissant.
Mais ce pluralisme risque de ramener la diversité à laquelle on voulait échapper. D’où le troisième précepte, penser en accord avec soi-même, rester conséquent. C’est cette cohérence qui fait que je continue de penser moi-même en adoptant la place des autres ; que je ne renonce pas à comprendre et ne retombe pas dans la crédulité première.
Penser par soi-même n’a de sens qu’accompagné des deux autres préceptes. Ce n’est pas penser seul, mais universellement.