[paru sur Liens Socio]
L'attribution du Prix Nobel d'économie à Paul Krugman symbolise-t-il le renouveau de l'intérêt des économistes pour la dimension spatiale ? On peut le penser, tant les réflexions contemporaines croisant économie et espace sont fécondes. Le livre de Claude Courlet s'inscrit dans cette dynamique en présentant de façon synthétique les analyses de l'économie territoriale. Ainsi, il rappel en introduction combien les analyses sur la « fin du territoire » et l'avènement du « village monde » sous l'impulsion des nouvelles technologies de communication et l'essor des transports. On pourrait comparer l'espace à la culture : pas plus que la culture, l'espace ne s'est uniformisé avec la mondialisation et les NTIC. Au contraire l'activité humaine tend à créer en permanence des clivages, des frontières séparant l'espace en autant de territoires différents les uns des autres. Comme le présente bien l'auteur, « l'espace à la fois « actif » et « contexte », définit aujourd'hui l'économie territoriale ». La notion de territoire correspond à différents niveaux de réalité, désignant à la fois : un ensemble de facteurs matériels et immatériels proches géographiquement qui permettent par exemple des économies d'agglomération (effet externes positifs) ; un réseau économique et social qui favorise l'émergence d'un capital social localisé ; une gouvernance locale qui rassemble les acteurs privés et les administrations publiques.
La mondialisation des échanges commerciaux s'est manifestée dès les années 1950, la division internationale des processus productifs [1] s'est produite plus tardivement, vers la fin des années 1970. Dès lors, l'organisation de la production peut se faire sur une base mondiale. L'isolement physique d'un établissement dans la chaîne de valeur n'a donc plus d'incidence négative sur sa productivité. Outre l'augmentation de la part des citadins, on constate une forte concentration de l'activité économique dans les grandes villes. Ainsi, Paris assure la production de 27 % du PIB national en 2006. Cependant toutes les activités économiques n'ont pas toutes la même propension à s'agglomérer. Globalement, les secteurs intensifs en travail relativement qualifié sont plus souvent agglomérés alors que les activités plus « routinières » et moins intensives en travail qualifiées sont davantage dispersées.
Quels sont les déterminants de la localisation des activités ? Ils dépendent, tout d'abord, de la nature de l'activité. Ainsi, les industries de base où les coûts fixes sont élevés rechercheront une implantation condionnée par la proximité avec les sources de matières premières. L'exemple de l'industrie électrochimique présente initialement dans les Alpes pour bénéficier de l'énergie hydroélectrique. Une agglomération d'entreprises peut aussi être le résultat du hasard de l'histoire, un pionnier qui a réussi attire autour de lui d'autres concurrents ou fournisseurs. Les entreprises s'agglomèrent également pour bénéficier d'externalités positives. Cette analyse est ancienne puisqu'elle fut énoncée pour la première fois par Alfred Marshall en 1890 dans ses Principes d'économie politique.
E. Hoover introduit en 1936 la distinction entre les externalités « de localisation » qui sont propres aux entreprises d'un même secteur et les externalités « d'agglomération » qui sont communes à toutes les entreprises. Le premier type d'externalité se compose d'externalités « dynamiques », liées à la diffusion du savoir, des informations et idées entre les entreprises du même secteur et, d'externalités « statiques » telles que la mise en commun d'un marché du travail ou d'un investissement coûteux. Les externalités d'urbanisation proviennent quant à elles, des réseaux d'infrastructures, de la demande locale ainsi que de larges bassins de main-d'œuvre qualifiée et de fournisseurs. En ce sens le territoire ne se résume pas à un jeu interactif entre des dimensions techniques (économies d'échelle, réduction des coûts divers). Il tire sa spécificité des dispositifs formels et informels de coopération, de la création de relations sociales sur lesquelles s'appuient les relations économiques.
Claude Courlet présente ensuite les principales théories des choix de localisation des entreprises. Il cite les travaux de G. Becattini sur les districts industriels italiens, puis sur les systèmes productifs localisés (SPL) qui sont l'application à d'autres organisations productives localisées du concept de district industriel. Sa manifestation en France dans l'agroalimentaire s'est faite avec la multiplication des appellations d'origine contrôlée (AOC). Toutefois ce type d'organisation territorialisée ne concerne pas un secteur en particulier, il va de l'industrie, aux services, en passant par les activités culturelles telles que le pôle image d'Angoulême. Un SPL est constitué, sur un territoire restreint, d'entreprises proches et réciproquement liées. Il ne correspond pas toujours aux dimensions d'une ville, le décolletage de la vallée de l'Arve couvre environ 30 km² pour 700 entreprises.
Le seul regroupement spatial d'entreprises ne serait constituer un SPL. Trois critères sont retenus pour identifier ce type d'organisation spatialisée : la coopération entre producteurs. Par exemple en cas de surplus de demande l'entreprise peut faire appel à un concurrent sans que celle-ci ait un comportement visant à capter ce surplus de clientèle ; la complémentarité entre entreprises. Il s'agit pour les entreprises de favoriser la division du travail entre elles, chacune réalisant un segment au sein d'une filière commune ; l'existence de compétences distinctives. La notion de compétences est centrale dans la théorie évolutionniste (notamment autour des travaux de Nelson et Winter) insistant sur les capacités d'apprentissage des agents au sein de la firme. Une compétence spécifique peut permettre à une entreprise de se distinguer de ses concurrents et se préserver une niche.
Un SPL est donc essentiellement basé sur la nature et l'intensité des relations liant les agents présent sur un territoire. Les auteurs parlent de « proximité organisée » pour qualifier ces relations. Cette notion repose sur deux logiques : une logique d'appartenance qui repose sur les interactions entre les agents dans le but d'échanger des informations, des connaissances, des ressources ; une logique de similitude entre les agents qui ont en commun un même savoir ou les mêmes logiques. Les approches des effets de réseau liées à l'agglomération d'entreprises peuvent prendre des noms différents, certains dont Michael Porter parlent de « cluster », en français de « grappe ».
Avec le développement des théories de la croissance endogène le territoire occupe une place centrale dans les mécanismes de croissance et d'innovation. Les entreprises des pays développés cherchent à se différencier des pays à bas coût de main d'oeuvre par l'innovation. La théorie évolutionniste rejoint également l'économie territoriale dans une conception identique du progrès technique. La proximité spatiale est essentielle dans le processus d'apprentissage, notamment pour les connaissances tacites et non codifiées. Les acteurs locaux créent ainsi des synergies qui permettent notamment de diminuer l'incertitude en faisant circuler l'information, en mutualisant l'achat de machines coûteuses ou de connaissances qui sont ainsi « collectivisées ». Autant d'échanges qui sont à la base de la constitution d'un « code génétique local » qui se sédimentent et déterminent la dynamique du territoire et des acteurs présents. On peut voir une forme d'interaction entre le territoire et les acteurs, chacun contribue à définir l'autre en permanence. On le voit isoler, un facteur explicatif de la croissance et de l'innovation d'un territoire est illusoire, les effets d'agglomération jouent certainement les uns sur les autres. La prise en compte du passé et de l'environnement d'un territoire est certainement un facteur d'attractivité essentiel son développement.
La mise en concurrence des territoires pour l'implantation des unités de production d'une part et, d'autre part le développement économique des territoires ainsi que la croissante autonomie des pouvoirs publics locaux (la part des recettes des administrations locales dans le PIB passe de 4 % à 10,8 % entre 1980 et 2007) déterminent un contexte nouveau qui tend à rompre avec l'alternative Etat-marché. Entre ces deux pôles on trouve de plus en plus des acteurs publics, privés et mixtes. Une expression de cette évolution se trouve dans le développement des relations contractuelles entre les autorités publiques et les acteurs privés ou mixtes. Ainsi, dans la vallée de l'Arve, les pouvoirs publics (conseil général, syndicat intercommunal, région) et les acteurs privés ou mixtes (CCI, associations professionnelles) ont signé un contrat de développement du décolletage qui vise par exemple à définir les responsabilités de chacun des acteurs (la veille stratégique aux associations professionnelles par exemple).
La question centrale du dernier chapitre de l'ouvrage est de savoir si l'expérience positive des systèmes productifs localisés des pays développés peut être un modèle de développement pour les régions ou pays pauvres. On constate dans les pays en développement que la valorisation de ressources et de savoirs locaux peut déboucher sur un véritable processus d'industrialisation et de croissance économique locale. C'est ce que montre Rabah Nabli [2] pour le cas tunisien. Un des avantages de l'agglomération des activités dans ce cas est de limiter les investissements pour les entrepreneurs ayant peu de moyens financiers. Dans ce dernier chapitre l'auteur insiste sur le potentiel de croissance locale et donc d'enrichissement de la région dynamique que permet une action politique visant le développement des SPL. Le corollaire de cette évolution passe par la décentralisation des pouvoirs centralisés de l'Etat, et remet en question la logique de redistribution à échelle nationale. La mondialisation en mettant les territoires en concurrence directe tend à creuser les différences de développement au sein même des pays. Or, comme le montre Laurent Davezies [3] les revenus redistribués par l'Etat central permettent aux régions moins performantes de beaucoup mieux s'en sortir, ce qui limite les inégalités inter-régionales. Ce dernier point ne peut être négligé aujourd'hui, alors que le consentement à l'impôt, notamment chez les entrepreneurs, n'est pas assuré, et tend à remettre en cause de façon plus générale, l'action de redistribution et de solidarité entre les citoyens d'un même pays.
Cet ouvrage permet au final d'avoir une bonne présentation des récents développements de l'économie « spatialisée ». Ses limites sont peut être celles de l'état des connaissances de cette approche, notamment lorsqu'il s'agit d'appréhender les raisons susceptibles d'expliquer la performance économique des territoires. Sa lecture est relativement aisée, bien que les théories présentées doivent être connues au préalable si le lecteur souhaite bien saisir le propos de l'auteur.
Benoit
[1] Lassudrie-Duchêne B., « Décomposition internationale des processus productifs et autonomie nationale », in Bourguinat (dir.), nternationalisation et autonomie de décision, Economica.
[2] http://giraudfrederique.over-blog.com/article-23626599.html
[3] http://www.liens-socio.org/article.php3 ?id_article=3375.