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Luire

Publié le 26 mars 2009 par Tecna

Luire
Il ne faut pas briller, mais luire.
Antoine Emaz
Parce qu'elle est une exploration de l'inconnu, l'écriture poétique en suscite souvent une autre dans ses marges, comme son image inversée : celle qui, par réflexion ou méditation, cherche à lui trouver une cohérence, un sens alors que la confusion est son centre même. Qu'est-ce qui pousse ainsi à perdre sa vie (à la gagner ?) dans cette activité où toujours quelque chose appelle et échappe à la fois ? Qu'en est-il de ces pannes de son et d'image qui sont, dans le cours quotidien, l'irruption du poème ? Questions sans réponses que ne cesse, pourtant, de se poser avec obstination un certain nombre d'écrivains ou de poètes dont les notes, les aphorismes, les cahiers nous font entrer dans l'atelier - la " fabrique " disait Ponge - d'un travail souvent imperceptible et obscur. Antoine Emaz est de ceux-là et, de ce point de vue, ses carnets réunis sous le nom de Cambouis (on est bien, oui, dans l'atelier, dans la mécanique) me paraissent exemplaires.
Suite ininterrompue et non datée de brefs paragraphes qui vont de l'aphorisme à la page, en passant par des notes de quelques lignes, ce livre tresse étroitement, pour en faire un seul mouvement d'écriture, cinq types de textes (on pourrait en trouver d'autres) : ceux sur le travail d'écrire, ceux sur les conditions de ce travail - où, quand, dans quel état d'esprit, etc.,- , ceux de réflexion critique proprement dite sur tel ou tel auteur (Reverdy, Follain, Du Bouchet, Sacré, dont Emaz revendique la filiation), ceux qui évoquent des moments de vie saisis dans leur fugacité, ceux enfin sur le métier de professeur et les difficultés du quotidien. On a donc affaire à un livre où, avec une remarquable justesse, se croisent la vie et l'écriture, l'écriture et la vie dans un continu indémêlable qui est la marque du véritable écrivain.
Ce qui expliquerait, malgré de multiples sujets de réflexion, le retour obstiné d'une interrogation centrale: qu'en est-il du rapport entre vivre et écrire, entre le langage et le monde ? Question qui, depuis au moins Don Quichotte traverse toute la littérature occidentale. Oui, " Comment écrire ce qui est ? ", se demande Antoine Emaz, lui qui sait bien qu'il n'y a pas le monde d'un côté et les mots de l'autre, mais une circulation ininterrompue dont l'échangeur-catalyseur est le poète lui-même qui construit le monde dans son écriture tout autant que celui-ci ne cesse de la susciter : " Un jardin. Ce jardin. Le mimer en mots. Voilà bien quelque chose d'impossible. Alors pourquoi ce désir d'écrire le jardin ? Sans doute que ce n'est pas le jardin qui importe mais bien plutôt mon regard, mon envie d'être là, cette lumière, la mise en mots, la mémoire... ".
Á partir de cette question, se pose le problème du comment. Comment écrire ? D'ailleurs, le choisit-on ? Antoine Emaz en doute : " Le poète dit ce qu'il peut ". C'est pourquoi il ne peut que réaffirmer les parti-pris qui sont à l'origine de tout son travail : ceux du peu, du pauvre, du gris : " Parvenir à une musique pauvre, presque plus musique, presque seulement du son fermé... " ; " ... un poème carré gris sur fond gris. " ; " La poésie, vue de ma fenêtre, comme un art du peu, du pauvre ". D'où une suite de conséquences nécessaires. La première est éthique : " De l'urgence d'une poésie qui ne triche pas " ; " On écrit sans doute parce qu'on n'a rien d'autre pour tenir droit dans un monde de travers" ; la seconde est existentielle : " La poésie est ce qui résiste à l'enfermement [...] La poésie se glisse dans les interstices, les marges, les places laissées libres " ; la troisième est esthétique (mais ce terme signifie-t-il encore quelque chose ?) et nous vaut ce magnifique et laconique art poétique : " Il ne faut pas briller, mais luire " ; avec ce corollaire très classique : " On n'a jamais fini d'enlever du trop ".
Ce peu, cette pauvreté, sont indissolublement liés au désir d'écrire les choses les plus simples. Parce que c'est là qu'est la vie, son éblouissement minuscule, son passage qu'on ne voit pas. D'où l'obstination à écrire le jardin, le lilas, la glycine, le jour qui vient, s'en va : oui, ce qui est. Or ce qui est, c'est ce qui n'est pas : " Mais l'essentiel de toutes ces pages, c'est du rien, de la vie qui passe comme ci ou comme ça... ". Alors pour habiter ce " moment de vie et de langue " qu'est le poème, il faut s'ouvrir (" j'attends un vers qui ouvre "), s'abandonner (au double sens) pour accueillir ce qui, si l'on est trop soi, ne pourrait pas venir : " Écrire, c'est prendre ce qui vient comme ça vient, avec les mots qui viennent ". Se sentir un instant, ici et maintenant, un morceau du monde : " Conscience neutre d'être une parcelle de ce qui est, pas d'avantage, pas moins ".
Il s'ensuit que le poème, pour Emaz, n'est plus ce court texte monolithique enfermé sous son titre, tel qu'il se présente encore très fréquemment, mais une suite de stases existentielles, une intermittence continuée qui, au bout du compte finit par faire un livre : " L'unité de base du poème est la séquence ; elle va d'une séparation l'autre, d'une page l'autre... Le poème est fragmenté, annelé. L'unité de base est elle-même composée d'une suite de micro-séquences séparées par des doubles blancs. De ce point de vue le poème pourrait se définir comme un ensemble dynamique de séquences elles-mêmes constituées dynamiquement de séquences plus courtes [...] On obtient donc une tension entre le discontinu des fragments, et le mouvement, la force qui unifie l'ensemble ". Or, ces fragments et cette continuité correspondent à la rencontre du temps instantané, inaccessible, des choses et de la fragile durée humaine. Dans le bref saisissement du poème, dehors et dedans, soudain, ne signifient plus rien : " Extérieur bleu. Intensité du ciel. Rester au plus près du simple. Ne pas s'élever. Alors le plus simple, un volet, une lumière, un feuillage, devient vertigineusement dense. Alors, je suis dans dehors ". Le poème est la trace, le témoignage de cette rencontre.
Livre nécessaire, donc, parce qu'écrire et vivre y sont inséparables. Journal, si l'on veut, mais évasif et sans date, où ne cessent de se croiser, de se combattre, de se nourrir réciproquement les pesanteurs quotidiennes - l'enseignement, la vie de tous les jours, les relations avec les autres - et le difficile travail d'écrire. Un travail fait d'attente (" C'est peut-être ça l'essentiel d'une vie de poète : l'attente "), d'obstination, et de ces moments où soudain tout entier présent à lui-même, l'écrivain s'efface, intérieur et extérieur confondus, dans l'amnésie du présent recommencé. Écrit-on pour cela ? Pour, si brève soit-elle, cette coïncidence, cette sagesse instantanée d'être simplement là, ni plus ni moins : " Calme du soir, je prends cette paix comme une éponge, je l'absorbe. Á peine un léger mouvement dans le feuillage des acacias et d'un coup me paraît lointain, aussi bien la mort programmée de M. que les bricolages à faire dans la maison ou bien le travail d'écriture. Une certaine qualité de rien, c'est-à-dire un jardin silencieux, suffit ".


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