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Jean Tardieu, l’inclassable

Publié le 26 mars 2009 par Savatier

 Cette année, Le Printemps des poètes a choisi de rendre hommage à Jean Tardieu (1903-1995), et l’on ne peut que se réjouir de voir mis en lumière cet auteur discret, trop peu connu du grand public. A l’attention de ceux que le mot poésie pourrait rebuter, il faut préciser que Tardieu, homme aux multiples facettes, fut aussi dramaturge, humoriste, traducteur (de Goethe et Hölderlin), critique d’art et homme de radio.

Deux traits fascines, dans l’œuvre de Tardieu. Le premier touche à un double univers, l’un visible, réel, pour lui incomplet, et un autre, invisible et tout aussi réel, dans lequel il puise des sensations et des messages qu’il tente de traduire par des mots à l’attention de ses contemporains. L’homme lui-même sera double : qui aurait pu penser, en regardant parler ce grand-père aimable, courtois, souriant, d’apparence paisible et presque timide que, derrière cette face, se dissimulaient une profonde angoisse, un questionnement permanent sur le sens du monde et de la vie ? Le poète Jacques Reda dira de lui : « c’est un ours débonnaire habité par un furet ». De son côté, Tardieu tentera probablement de se définir dans un poème publié dans Le Fleuve caché, premier recueil datant de 1933 : « Je ne serai jamais que l’ombre folle / d’un inconnu qui garde ses secrets. »

Le second aspect, tout aussi fascinant, tient aux origines de l’auteur et à l’influence qu’elles exerceront sur son œuvre. Ce fils d’un peintre postimpressionniste, Victor Tardieu, et d’une harpiste, Caroline Luigini, fut plongé dès l’enfance dans ce double univers pictural et musical. Ce contexte le portera naturellement à établir des passerelles entre ces deux disciplines et l’écriture : « Je n’ai fait que cela toute ma vie, ou plutôt j’ai cherché à transposer dans l’art d’écrire quelques-uns des secrets que j’avais cru saisir dans l’art de peindre et de composer de la musique. » Voilà qui permet de mieux comprendre tout l’intérêt qu’il porta à l’art abstrait, à travers des peintres comme Hans Hartung, Kandinsky, ou Klee, mais aussi de saisir l’une des clés de son écriture.

Pressentant une inadéquation du langage au réel (comme l’exprimera d’une autre manière

Jacques Lacan), Tardieu trouvera dans le théâtre un moyen habile de désarticuler ce langage. Il ne s’agissait pas pour lui, contrairement à Michaux, de former des néologismes. Ses pièces, souvent courtes, en un acte, poursuivront un but différent : Tardieu cherchera à détourner les codes sociaux, à tordre le « rituel » de notre quotidien relationnel en jouant sur les mots et en se jouant d’eux. Le point de départ sera on ne peut plus simple : une situation classique, banale servie par des dialogues qui semblent conventionnels (une conversation mondaine, etc.), mais les mots prononcés par les personnages seront « choisis au petit bonheur », créant une impression d’apparente incohérence. L’effet comique ainsi produit se rapproche assez des dialogues loufoques que Pierre Dac et Léo Campion mettront en scène, au cabaret comme au théâtre au cours des années 1950. Mais ce « petit bonheur » selon l’expression de l’auteur, correspond en fait à une recherche sophistiquée de musicalité. En voici un exemple, tiré de sa pièce peut-être la plus célèbre, Un mot pour un autre :

« Madame : Chère, très chère peluche ! Depuis combien de trous, depuis combien de galets n’avais-je pas eu le mitron de vous sucrer !

Madame de Perleminouze : Hélas ! chère ! J’étais moi-même très, très vitreuse ! Mes trois plus jeunes tourteaux ont eu la citronnade, l’un après l’autre. Pendant tout le début du corsaire, je n’ai fait que nicher des moulins, courir chez le ludion ou chez le tabouret, j’ai passé des puits à surveiller leur carbure, à leur donner des pinces et des moussons. Bref, je n’ai pas eu une minette à moi. »

Cette approche singulière, ludique, fit classer Tardieu parmi les auteurs du « théâtre de l’absurde », ce qu’il contestait, trouvant cette catégorie trop réductrice :

« Par exemple, il faut que je saute par-dessus des décennies pour arriver à ce malheureux sketch Un mot pour un autre qui fait mon tourment, car on me le jette à la tète comme si c’était le fin du fin de ce que j’ai écrit, alors que je n’y attache pas plus d’importance qu’à un exercice, dans le contexte d’une investigation plus générale et plus variée sur les ressources d’un théâtre alors “futur” (c’était en 1950) et sur les formes à détruire. »

On imagine en revanche combien certains de ses textes intéresseront les psychanalystes. Aux lecteurs désireux d’aborder cet auteur finalement inclassable et son œuvre qui s’inscrit parfaitement dans le XXe siècle, je conseillerai volontiers un recueil de souvenirs biographiques épars, On vient chercher Monsieur Jean (Gallimard, collection L’Imaginaire, 168 pages, 7,01 €), ainsi qu’un fort volume, Œuvres (Gallimard, collection Quarto, 1596 pages, 27,50€) où sont réunis l’œuvre poétique, les écrits sur l’art, une sélection de pièces de théâtre, des lettres, des textes d’entretien et une assez abondante iconographie.


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