Tous les deux, on gagne ! (تنيناتنا بنربح) répète sur tous les tons une nouvelle campagne publicitaire - en principe anonyme - que le citoyen de Beyrouth peut découvrir sur les murs de sa ville avant de la retrouver sur l’écran de sa télévision en rentrant chez lui.
Trois mois avant les législatives prévues en juin 2009, et avant que la loi sur les dépenses de campagne ne soit applicable, l’électeur libanais se voit rappelé que la liberté est entre ses mains, et que l’indépendance dépend de sa voix (بإيدك الحريّة… بصوتك الاستقلال ). Tout cela sur la base d’un slogan que certains trouvent inquiétant : le Liban d’abord (لبنان أولا).
Il y a quelques jours, Pierre Abi Saab dénonçait ainsi un discours qui, à ses yeux, nie tout débat démocratique dans la mesure où il est fondé sur une exclusion totale de l’autre. Commentant cette nouvelle intrusion de la publicité dans la vie politique locale, le responsable des pages culturelles du quotidien (d’opposition) Al-Akhbar s’inquiétait d’un discours stigmatisant la moitié du pays, un jeu bien dangereux…
De fait, sur fond d’entretiens avec de jeunes citoyens ou citoyennes très cool, la nouvelle campagne décline un message que les publicitaires ont voulu simpliste pour être efficace. Les trois vidéos qui passent à la télévision répètent à l’envi le même argument : Eux, si y perdent, y n’veulent pas que les autres gagnent, alors t’imagines si y gagnent ! Tandis qu’nous, si on gagne, personne n’y perd !
Le message, délivré en « pur dialectal », connote pour l’auditeur un discours qui tourne résolument le dos au nationalisme arabe (voir les précédents billets : 1, 2 et 3) pour faire le choix du localisme. De fait, l’argumentaire se termine par cette phrase, totalement conforme au code implicite des usages publics de l’arabe (plus on tend vers le dialectal, plus on est “localiste” et moins “nationaliste arabe”) : Y’a pas deux façons de voir les choses : le Liban d’abord !
Si la campagne ne porte pas de signature, son ton, et plus encore son graphisme, permettent d’en identifier l’auteur sans la moindre difficulté. En effet, l’emploi du rouge vif et du lettrage en blanc, avec quelques touches de vert - soit les trois couleurs du drapeau national libanais - est un procédé déjà abondamment utilisé : lors de la campagne Independence 05 (en américain dans le texte pour ce pays autrefois francophone) juste après l’assassinat de Rafic Hariri et, à la suite des bombardements israéliens de l’été 2006, durant la campagne I love… fondée, déjà, sur une rhétorique d’exclusion puisqu’elle affirmait explicitement que le « vrai Liban » aimait la vie quand « l’autre Liban » cultivait son goût pour la mort et les martyrs… (Voir ces deux précédents billets : 1 et 2.)
Sans l’ombre d’une hésitation, on retrouve dans toutes ces campagnes la même « patte » graphique, celle des jeunes publicitaires de l’agence Saatchi & Saatchi. Curieusement - et sans convaincre personne tellement l’évidence plaide contre elle… - l’agence Saatchi & Saatchi a officiellement décliné toute responsabilité (article en arabe sur le site Menassat) dans les différentes campagnes publicitaires où l’on a visiblement voulu utiliser au Liban des méthodes de communication politique qui avaient fait leurs preuves ailleurs, en Ukraine notamment (voir cet article du Washington Post).
On ne peut que remarquer la toute nouvelle prudence d’un des acteurs les plus importants du marché mondial de la publicité, très actif au Moyen-Orient en particulier dans les riches pays de la Péninsule : même si l’on crie haut et fort : Le Liban d’abord !, le petit pays du Cèdre devra encore, sans l’ombre d’un doute, continuer à prendre en compte les rapports de force régionaux.
Ci-dessus, le slogan de la campagne. Photographies : Marwan Tahtah (Al-Ahbar). Deux autres vidéos visibles ici et ici.