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Les pieds qui collent

Par Stéphane Kahn

Dans cette discothèque à Dublin, c’était la même impression qu’au pub quelques heures plus tôt. Une sensation physique pourtant familière se formalisait soudain avec des mots. Dans toutes les boites, dans les bars, les salles des fêtes, les concerts – sitôt que la danse voisinait avec le débit de boisson – revenait inlassablement ce constat. 

On maudit toujours ceux qui nous bousculent quand on tente de se frayer un chemin dans la foule, gobelets à la main, démarche titubante. On pense moins souvent à ce qu’il advient du contenu de ces verres renversés bien après qu’ils aient éclaboussé le sol. Passée une certaine heure, la pellicule poisseuse recouvrant le parterre provoque crissements de Converse et gargouillis de semelles pour nous rappeler les décilitres gaspillés. Si ça ne glisse pas, ça colle. Et les meilleurs morceaux ont beau vriller nos tympans, on ne pense plus qu’à ça. Nos pieds toujours s’engluent au sol détrempé de sueur et de liquides divers. 

« J’ai les pieds qui collent », lui dis-je donc tandis que, se dandinant en rythme, il réfléchissait surtout à la meilleure manière d’aborder celle qu’il dévorait des yeux depuis le début de la nuit.
Les pieds qui collent... Sticky Feet... Ce fut pour nous deux comme une illumination.
C’était parfait. Tout le monde comprendrait. Pas d’article surtout. Marre des groupes en « The » ! C’était le nom idéal pour celui que nous n’avions pas encore formé. Une évidence. Un peu comme trouver d’une seule voix tout au fond de la couette le nom d'un enfant même pas encore conçu…
C’était plutôt amusant de surcroît. Il y avait dans cette dénomination une allusion involontaire à un album des Rolling Stones. Pas le pire d’ailleurs. Mais se planquait aussi dans un recoin de la trouvaille le risque de la voir détournée en un « Stinky Feet » malveillant et bien puant. Pourtant, Sticky Feet, ça collait, ça fleurait bon le riff sauvage et les amplis à fracasser.
Tandis que le DJ balançait un incongru Dancing in the Dark, j’en conclus que même si la guitare ce n’était pas encore ça et que même si par malheur personne ne voulait jouer avec moi, j’avais au moins trouvé le nom de mon groupe. Plus qu’une consolation, c’était une promesse.

***

En rentrant à Paris quelques jours plus tard, me vint vite l’idée funeste de vérifier que le nom n’était pas déjà pris. Google goguenard me signifia alors qu’un combo alsacien m’avait piqué cette idée que je croyais toute neuve trois ans auparavant et qu’accessoirement la marque Sticky Feet désignait aussi, crus-je comprendre, une sorte de cire que de vagues surfeurs se foutaient sous les pieds en Australie. 

Ainsi le nom idéal m’était confisqué : je décidai alors, résolu, de ne jamais former de groupe de rock. 

Enfin, je me disais ça jusqu’à hier matin, quand le nom de la première petite amie de Bob Dylan tomba des pages que lui consacre François Bon dans son livre.
Echo Star, s’appelait-elle. Echo Star Halstrom plus précisément. « Echo parce que venue tard après une sœur plus âgée, et Star parce que la nuit de sa naissance le givre sur la fenêtre dessinait de belles constellations », m’apprit l’auteur de Daewoo à 9h45 dans le RER.
Cette fois-ci, je ne suis pas allé voir sur la toile si des rockers du bout du monde avaient fait d’elle leur muse ou si des musiciens chantant français avaient souillé son patronyme rêveur pour le prix d’un bon mot. Mais faute de groupe à baptiser, j’ai simplement surnommé l’électro-acoustique accueillie le jour même à la maison de son joli patronyme.


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