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Jours de sang

Publié le 03 avril 2009 par Jlhuss

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Cave canem

cavecanem.1235916652.jpg19 avril 65 après Jésus-Christ, suivant le calendrier des modernes. Ou 14 ou 20, ne commencez pas à chipoter. Dans deux minutes, ou dans six mois, un livreur de chez Pluton entrera sans frapper, mais son message frappera autant qu’il est possible : injonction de Néron à Sénèque de bien vouloir s’ouvrir les veines illico.

Banlieue de Rome. Une maison de plaisance, peut-être cadeau impérial parmi tous ceux que Sénèque a voulu rendre il y a trois ans, mais le Prince avait encore de ces pudeurs : que dirait-on, si César laissait son vieux précepteur et ministre vivre en Diogène ! Qu’il se débrouille avec son paradoxe de finir riche. Déjà bien beau qu’on le laisse s’éloigner de la cour.

Fin d’après-midi printanière, dîner. Autour de Lucius Annaeus Seneca, on reconnaît Paulina l’épouse très aimée. Deux amis seulement : les vrais se font rares quand ça se gâte. Des esclaves à proximité, ou même à table, comme en famille : les esclaves ne sont-ils pas des hommes comme nous ? et les hommes libres, souvent plus esclaves qu’on ne le pense ? Il y a deux heures, on est venu du palais impérial titiller le philosophe sur ses rapports avec le comploteur Pison. Oh ! cette affaire calamiteuse pour tuer le fauve, et qui n’a réussi qu’à raviver son goût du sang !… Le jour décline, l’air embaume, vivre pourrait charmer longtemps.

On doute que ces gens-là  parlent de la qualité des olives et du garum. Sénèque ne boit plus de vin, mange frugalement, court pour l’hygiène : mens sana et cetera. Pauline veille  quand même qu’il n’aille pas renouer avec les jeûnes de l’adolescent mystique houspillé par  son père :   Pas d’ascète chez les Annaei !  Et philosophe, c’est bon pour les Grecs. Rhéteur, oui, ça c’est romain. Après quoi le cursus, évidemment : questeur pour commencer, hein ?   « Je le suis devenu, papa, et davantage, vraie gloire de la famille. Est-ce que ça réchauffe chez les morts ?…Oh ! l’Hispanie de mon enfance, berceau de la lignée ! Cordoue la blonde sous le ciel chauffé à blanc, les courses dans le soleil  avec les frères : Novatus, Mèla, où vont nos vies ? C’était il y a soixante années, c’est hier, vita, si uti scias, longa est : longue est la vie, si tu sais t’en servir. Est-ce que j’ai su ? »

Il y a du souvenir dans l’air. Du silence attentif. Ou bien Pauline demande des nouvelles du cher Lucilius. Lecture de sa dernière lettre ? A ce disciple inquiet, ballotté lui aussi en ces temps terribles, redire que le droit chemin, rectum iter, ne connaît ni l’espoir ni la crainte… Soirée douce, lumière de miel tiède en Latium. Le temps semble immobile. Noli huic tranquillitati confidere, ne te fie pas à ce calme : en un moment la mer est sens dessus dessous, et là où jouaient les navires, ils sombrent.

Bon alors, le sbire dans le triclinium, c’est pour quand ? Une heure ? trois mois ? L’empereur n’est pas à la minute. La perte du vieux sage, conjuré ou non, se cuit à l’étouffée au Palatin. On a déjà essayé le poison l’année dernière. Poppée veut la tête de Sénèque, comme Hérodiade celle de Jean le baptiste. Derrière Tigellin, tous les chiens de cour sont aux crocs : dépouilles à se partager, consciences à abattre, Sénat rebelle à tétaniser dans le sang des justes. Objectif : affranchir Néron de ses ultimes scrupules, débarrasser le molosse des derniers liens -cave canem- et qu’on jouisse enfin, sans frein, jusqu’au bout de l’abjection !19 avril 65 donc, ou 14 ou 20, vers dix-neuf heures à nos montres. Maison prestement cernée. Le centurion a surgi sans heurt, entre la poire et le fromage. Il a dit l’ordre du Prince. Pauline a pâli, les amis pleurent, esclaves pétrifiés dans l’atrium. Et toi, Sénèque ? Vraiment sans peur ? interritus , comme dit Tacite ? Voilà ton heure de vérité, Lucius, ton jour de sang. Après avoir si bien parlé, c’est de bien mourir qu’il s’agit.

Morituri

t044940a.1236670029.jpg Sénèque voudrait gratifier ses amis avant de  s’ouvrir les veines. Il demande son testament. Le centurion dit non. Consigne d’en haut. Main basse en perspective. Et puis si on commence à flâner avec ça, pourquoi pas ensuite l’envie de faire un dernier tour de jardin ? prendre congé de chaque domestique, baiser le chien sur la truffe etc…

Ce centurion n’est pas un mauvais cheval, il aimerait seulement que ça ne traîne pas. Rien ne vaut un bon égorgement, comme pour Lateranus, dernièrement expédié ad patres en moins de deux. Avec un suicide, on ne sait jamais, surtout d’un philosophe, capable de se faire garrotter de temps en temps pour continuer à bavasser… J’aimerais bien rentrer chez moi pas trop tard, avoir le temps d’un bon gros  dîner, de jouer aux dés avec les petits, et de pratiquer Claudia un minimum avant de dormir deux trois heures, car demain, je suis de garde au chant du coq, moi !  Sans compter que la mort d’un vieux à domicile, c’est moins jouissif qu’au cirque un combat de gladiateurs. Blindés, les bourrins, faut voir ! mais polis quand même : Morituri te salutant . Un Germain bouffé par un lion, c’est pas mal non plus. On peut penser ce qu’on veut de Néron, il faut reconnaître que les spectacles, il s’y entend. Comme chanteur, bon, je peux pas dire, je l’ai pas vu se produire à Naples. L’autre fois, après le grand incendie, on m’a dit qu’il a mis des chrétiens en torches vives  pour leur apprendre à jouer avec le feu. J’ai raté ça aussi, j’étais chez ma sœur à Brindes. Il paraît que ça avait de la gueule le soir tombé, qu’on aurait pu lire dans les jardins comme en plein jour.

« Eh bien, mes amis, dit Sénèque, puisqu’on m’interdit de vous témoigner autrement ma tendresse, je vous laisse l’exemple de ma vie. Non qu’elle soit admirable en tout. J’ai erré parfois, salissant en chemin le bas de ma toge. Pour nous, la vertu n’est pas la pureté, c’est le service périlleux . In actu mori, mourir dans l’action. M’y voilà. Quand on choisit de  naviguer dans les tempêtes, le devoir est de louvoyer, de risquer le récif pour trouver la passe, tenter de sauver l’équipage en cherchant les courants et les vents favorables. L’opportunisme aussi est une vertu stoïcienne. Au moins on ne dira pas que j’ai contemplé de haut la mer furieuse, comme le sage  selon Epicure, bien à l’abri dans le temple de la prudence… Ne pleurez pas ! Voulez-vous vous déshonorer ? m’attendrir ? Nos préceptes de raison, c’est maintenant. Pourquoi votre étonnement ? La cruauté de Néron vous était connue : quel crime peut effrayer un homme qui a fait tuer sa mère ?  « Feri ventrum ! », frappe au ventre, a lancé au sicaire cette femme atroce, vraie matrice d’horreur. Oh ! mes leçons de clémence entre ces deux fauves ! Je disais : ‘Le devoir du prince, partout où il passe, est d’adoucir toute chose, mansuetiora omnia faciat.’ On m’écoutait. Cinq ans de mansuétude sous ma conduite. Fallait-il partir ensuite ? Déserter ? Est-ce que c’était encore possible ? Est-ce que seulement je le souhaitais ? Mes ennemis diront que j’avais pris le goût de la prééminence… Hujus eminentis vitae exitus cadere est, le destin de cette vie qui s’élève est de tomber, c’est dans l’ordre. La mort ne doit pas nous surprendre : depuis ta naissance tu y es conduit,  ex quo natus es duceris. Du moins, amis, et quelle que soit la main qui frappe, celle d’un esclave ou celle d’un roi, croyez qu’en mourant sans trembler vous ravissez au vainqueur sa victoire. Aidez-moi.»

Bon, soupire le centurion, voilà pour un premier laïus. Je peux déjà tirer un trait sur ma partie de dés… D’accord, c’est du Sénèque. On a beau dire, ça a de la classe. Une carrière pareille rien qu’avec des phrases, y a qu’à Rome qu’on voit ça.  Comme il les tenait tous au début, il y a quinze ans ! Moi, fils de tribun fourré dans le palais, j’ai vu le gars Néron, déjà bourrique infernale, écouter ce maître dans les portiques, soudain doux comme un agneau sous l’œil du pâtre. Et même l’Agrippine, une dure à cuire qui en avait vu d’autres : sourcil froncé, mais sous le charme. C’est elle qui avait fait revenir de Corse ce beau parleur. Mon père m’a même dit que c’est pour ça, parce que Sénèque parlait trop bien, que le Prince d’alors, Caligula, la petite tapette, fou de jalousie l’avait viré dans cette île miteuse. On a aussi parlé d’une coucherie de palais. Pas le genre du type, à mon avis, trop sec. En tout cas, huit ans à causer pour les chèvres, là-bas, sur ce rocher de cafard, avec sa petite santé !… Bon, voilà maintenant qu’il embrasse sa femme ! Fallait s’y attendre. Un beau second couplet en perspective, le grand duo du troisième acte. M’est avis qu’on n’est pas rendu. J’ai qu’à me dire que je vis des moments historiques… Allons prévenir mes hommes dehors qu’il y en a pour un lustre, qu’ils peuvent s’asseoir, jouer aux osselets. Après tout, on n’a que le bon temps qu’on se donne. Carpe diem.

Ubi Gaius…

slide25.1237242036.jpgLucius et Paulina se tiennent enlacés dans l’atrium. Clarté tremblante d’une torche. Amis et serviteurs à l’arrière-plan, comme le chœur d’une tragédie grecque, mais c’est à Rome, avril 65, la nuit tombe, le plus fameux  philosophe du plus puissant Empire de l’Histoire antique va mourir, et le rossignol qu’on entend  chanter dehors n’en sait rien.

Dans un instant sera rompu le contrat de hasard et de nécessité scellé au ventre d’une certaine Helvia par l’élan d’un certain  Marcus, voilà six décennies, à Corduba, Bétique. Lucius, fruit de cette étreinte, doit ce soir déposer son bilan génétique sans un cri.  Hier il courait enfant dans les collines d’Espagne avec ses frères.  Demain il ne sera qu’un peu de poussière dans une urne, puis un peu  de pensée dans des têtes. Sans lui la suite du film : Galba, Othon, Pompéi sous la cendre, Théodose empereur chrétien, Alaric dans la  Ville en flammes, Charlemagne et la monnaie unique, la peste noire,  l’imprimerie , Cortès à Mexico, Valmy, la dynamite, De Gaulle à  Londres, Ravensbrück, Hiroshima, la greffe du rein, un homme dans l’espace, la fécondation in vitro, les tours du 11 septembre, tout le  flot des épisodes jusqu’à nous, jusqu’aux lendemains de nous, jusqu’à  la fin.

Mais pour l’heure, Sénèque et sa femme enlacés. Le vieux grand maigre tenant une dernière fois contre son cœur la petite fraîche. Touchante chromo, plus ou moins de tous  temps, de tous  lieux. Et pour qui ne croirait pas aux dialogues muets, celui-ci, juste un peu stylisé :

Sénèque -  Combien de temps la tenir embrassée sans fléchir ? Battement de son sang contre ma poitrine, souffle de sa respiration si près de mes lèvres, frisson des cils sur ma joue. J’ai peur que la faiblesse ne me gagne là, en cet instant de reconnaissance infinie pour son amour, seul don sans ruse de la fortune. Désir fou qu’il dure infiniment, à l’heure même où il m’est arraché ! Ironie des dieux, s’ils existent. Le panthéon romain justifie gaiement nos contradictions. Mais non : un Seul, très éthéré, dont on essaie péniblement de  reproduire en soi l’unité. Entrer dans son évidence en mourant ?… Pauline, Pauline, ô dilectissima, les dernières minutes de notre amour ! Ne parle pas. Qu’elles soient sans mots, comme l’instant de notre rencontre, sur ce chemin de Campanie, par un printemps pareil. Moi marchant sombre, mon père vénéré disparu. Toi rieuse, jouant à la balle avec des amies, soudain me faisant face, toute la force dans ton regard de quinze ans, la loyauté dans ton sourire. Et dans mon cœur à moi, entre deux âges, à la fois la brûlure du désir et la certitude du reste de ma vie dans ton ombre : Ubi Gaia, ego

GaiusPauline - Que sent-il en cet embrassement silencieux, immobile ? J’ai peur de l’atteindre par une parole, un geste ; ou qu’une parole de lui, un geste ne fasse jaillir mes larmes à flots. Ce corps aimé jusqu’en ses misères, cette âme connue jusqu’en ses recoins, comment croire qu’ils vont m’être enlevés à jamais, sur ordre du chien à qui Rome est livrée ? Pourquoi le court temps de nos deux vies est-il tombé dans cette épouvante ? Tant d’autres pays, d’autres époques nous étaient souhaitables, où j’aurais pu t’accompagner, Lucius, jusqu’à l’adieu tranquille du grand âge !… Avec un mari perdre un père et un guide. Un enfant aussi, celui que je n’ai pas pu lui faire et le seul qu’il m’ait donné : lui-même. Oh ! je savais si bien le bercer quand le dégoût de vivre le recouvrait soudain comme une vase… Partir. Le suivre. Accomplir le vieux serment des noces : Où tu seras Gaius, je serai Gaia. 

Oui, toutes ces pensées-là, mais embrouillées comme dans la vie, fondues, furtives : une dizaine de secondes maximum. Puis l’embrassement se défait. Sénèque dit seulement que Pauline ne doit pas le pleurer toujours ; qu’elle est jeune ; qu’elle doit chercher en elle, en lui, dans ses leçons, dans la vertu, la force de trouver malgré tout de la beauté et du plaisir au monde.

Non, elle veut mourir aussi. Elle appelle un serviteur pour qu’il apporte le fer dont ils s’ouvriront les veines d’un même coup. Le mari ne s’oppose pas à sa gloire, trouve même ce suicide choisi plus noble que le sien forcé. Il redoute surtout d’abandonner la jeune femme sans secours contre les sévices. Le torrent du meurtre ne s’arrêtera pas. Chasse au bien partout, viols, tortures, délations, pillage des temples, dépècement de l’être : le Tartare, c’est ici et maintenant.

Le sang du philosophe s’écoule mal, vieux sang las comme son âme, douteux, peinant à trouver la sortie. Le sang de Pauline surgit vermeil et tombe sur les dalles. Sénèque se concentre. Ce n’est pas le moment d’être ridicule. « Ces minutes doivent m’authentifier. Je dois être mon dernier précepte, le plus vrai. » Il convoque son sang, l’exhorte : Sors ! Pour hâter le supplice, il demande qu’on lui ouvre aussi les veines des jambes.

Ça coule mal. Il craint que sa douleur n’accable Pauline, ou que la douleur de Pauline n’abatte son propre courage. Il la prie de se retirer dans une chambre.

Le centurion, qui était sorti voir sa troupe, rentre juste au moment où Pauline défaille dans les bras des servantes. Il la fait garrotter, soigner. Les ordres sont les ordres : Sénèque uniquement. « Coriace, le vieux, j’aurais pas cru… Bon, voilà maintenant qu’il appelle ses secrétaires ! C’est reparti pour un tour, un discours… Tiens, moi ça me creuse. C’est pas le cirque, mais ça émotionne. Je vais demander si y a pas quelque chose en cuisine. »  

Ultima verba

mortsen.1237832470.jpgL’avant-dernier acte est dans le tablinum. Deux secrétaires sont là, avec stylets et feuillets de papyrus, prêts à noter les ultimes paroles du vieux maître. Si l’on en croit le tableau de Giordano, il est appuyé sur un siège, soutenu au dos par des fidèles. Un baquet recueille le sang qui s’égoutte à peine des jambes. Les veines des bras semblent refermées. Sénèque veut dicter à Lucilius une dernière lettre, et au-delà de lui, aux hommes de la postérité, pour qui surtout il a consigné le fruit de ses veilles, tous ces conseils salutaires, comme des recettes de médicaments dont il a testé l’efficacité sur ses propres plaies, illas efficaces in suis ulceribus expertus.

« Ecrivez, dit-il :

Seneca Lucilio suo salutem ultimum

Ami très cher, je quitte la vie, et je ne peux le faire sans te dire combien notre correspondance de trois années m’a été précieuse. Tu désirais que je guide ta pensée en t’enseignant les éléments de notre doctrine, ceux qui montrent les voies du mieux vivre. Je l’ai fait d’abord par égard  pour notre amitié, et pour combler le vide creusé par ton éloignement en Sicile, où tu sers l’Etat avec tant de zèle. Mais bientôt, de lettre en lettre, j’ai compris qu’en prétendant affermir un ami, c’est à moi-même que je prodiguais ces préceptes, au point qu’on ne sait, du disciple ou du maître, pour qui fut le plus grand profit. Ici donc s’achève notre commerce : mon sang s’écoule goutte à goutte comme l’encre dont je t’écris ces mots. Le temps de ma clepsydre a passé vite, et pour moins de bienfaits qu’il n’eût fallu. On prouvera sans peine mes défaillances, mes erreurs, mes vanités ; déjà l’on impute à ma complaisance le dévoiement du Prince qu’on me confia, le silence devant des forfaits, l’impuissance à endiguer le flot de la bassesse et du crime. Que si mes livres devaient demain paraître froids, ou qu’on vînt à dire qu’ils sonnent faussement parce que je n’aurais pas su conduire toute ma vie selon leurs préceptes, il faudra se souvenir qu’ils furent écrits dans le tumulte, et principalement à mon usage, afin de me remettre sans cesse devant les yeux la ligne de crête que j’ai tenté d’atteindre en trébuchant. Car où est-il digne d’appliquer la sagesse, sinon dans un monde en fureur et dans un cœur divisé ? O Lucili mi, après ces mots de constance, je n’ose te conseiller de fuir au loin les périls qui risquent de poursuivre mes proches après moi. Sauve ta vie, s’il t’est possible de le faire sans déshonneur, mais souviens-toi qu’il n’est endroit au monde où la rage d’un bourreau ne puisse atteindre un homme, sinon derrière l’enceinte d’une âme impassible.  Vale. » 

Puis à l’un des amis : « Cache cette lettre dans ton vêtement et fais-là parvenir si tu peux.»

Ensuite, à tous ou en soi-même : « J’aurais aimé revoir Paul une dernière fois, hélas en résidence plus surveillée que moi si possible. ‘Ce fou génial’, disait mon frère Gallion, qui l’avait fait comparaître à Corinthe pour calmer les Juifs, mais ce diable d’orateur exigea l’arbitrage de l’empereur en personne. Néron le reçut, fut séduit, j’étais encore ministre…Folie géniale de cette secte montante, avec leur fils de dieu  crucifié presque inaperçu sous Tibère. Montante jusqu’où ? Une illumination persécutée peut-elle abattre un empire ?… Revoir avant de mourir ce fou de dieu, ce drôle de Juif romain ; plonger mes yeux dans ses yeux brûlants, lui dire :‘Ce sont tes disciples, Paul de Tarse, et non ceux de Sénèque de Cordoue, qui feront peut-être la Rome nouvelle.’ La foi a plus d’avenir que la raison. J’ignore s’il faut s’en réjouir.»

Cependant, comme le sang des veines rouvertes peinait toujours à s’épancher, Sénèque pria Statius, son médecin et ami, de lui apporter le poison qu’il tenait en réserve depuis longtemps, «celui que but aussi Socrate dans l’injuste Athènes qui l’avait condamné. Ma mort, c’est vrai, est moins gracieuse que la sienne. Trop de basse cuisine pour être épique ! Et je n’aurai pas, moi, un Platon pour l’embellir.»

Il boit d’un trait, mais son corps si faible et froid reste fermé à l’action du poison. « Jamais je n’aurais cru que ce cœur tînt tellement à la vie ! Le dernier des gladiateurs meurt plus facilement. Appelez le centurion, je baisse le pouce : qu’il vienne me plonger son glaive, Néron n’y perdra rien. »

Le centurion, qui finissait de sucer des os de cailles dans l’atrium, se dit que c’est peut-être une solution pour couper court, et sauver au moins, de toute sa soirée, sa partie de bête à deux dos. En même temps, ça l’embête : tout le monde va voir son trac, il faudra peut-être s’y reprendre à trois fois, éclabousser partout, on devinera qu’il n’a jamais tué de sa main. Enfant déjà, chez sa grand-mère, il ne pouvait pas trancher le cou d’un canard ; il est justement devenu centurion pour ça : donner l’ordre et regarder faire, ce qui ne veut pas dire qu’on n’aime pas le sang, attention ! « Bon, j’appelle un de mes hommes, je délègue la saignée, avec hauteur comme d’habitude, en cadre moyen chargé de la transmission, non de l’exécution… Oui, mais ce snob de Sénèque serait bien capable de récuser le fer d’un sous-fifre, je le connais, il exigera ma propre main. Aïe aïe aïe… Ou alors il plaisantait, c’est le genre. Et d’ailleurs l’Empereur a bien dit mors voluntaria, c’est toute l’astuce : après un suicide, le commanditaire peut toujours dire :‘Ah ! il s’est tué ? Dommage. Pourquoi a-t-il désespéré de mon pardon ?’  Exécuter Sénèque ! Oh là là  décidément non, j’y perdrais mon poste, ou je serais muté en province. Par Pollux, vous me voyez loin de Rome je ne sais où, dans le Bruttium, en Calabre ? moi qui ne peux pas passer huit jours à Brindes chez ma sœur sans chopper le bourdon… Tans pis, on attendra. Ça devrait plus traîner quand même. » Le centurion pose l’assiette sur le bord de l’impluvium, toise son monde et ressort, en haussant les épaules, humer la douceur de la nuit.

Mare nostrum

zoom_tableaumanueldominguez.1238445150.jpgDonc la mort de Lucius Annaeus n’en finit pas. Le médecin pense qu’un bain très chaud, en dilatant les veines, facilitera l’effusion du sang, voire réveillera la vertu du poison. On transporte le vieil homme exténué jusqu’à la salle de bain. Il se laisse tomber dans la baignoire, éclabousse les deux esclaves qui le soutenaient, offre cette giclée en libation à Jupiter Liberator. Qui peut croire, depuis la mort d’Auguste, que le sang des Romains intéresse encore Jupiter ? Néron a la trentaine : des décennies devant soi pour le crime.

A l’autre bout de la maison, les servantes s’affairent autour de Pauline, qui reprend connaissance dans une chambre.

Sénèque semble évanoui dans les vapeurs de l’eau brûlante, mais une image  envahit son esprit, remontée du fond de la mémoire, cette autre mare nostrum gardienne d’épaves. Un très ancien souvenir, net comme une amphore d’avant-hier. C’est lui jeune homme, debout dans la brise à la proue. Il vient de soigner en Egypte, chez son oncle préfet, une lassitude de vivre qui l’aurait conduit au suicide à vingt ans, s’il n’eût craint d’en faire mourir de peine son très vieux père. Excursions au pays d’Isis, lectures, rencontres. Il rentre apaisé, remplumé, impatient d’agir. Oh ! revoir Rome après six années ! Mais voilà que l’oncle, de retour aussi ayant achevé son mandat, meurt brutalement dans la traversée. Puis une tempête se lève, des creux profonds, le navire qui roule et tangue, la tante retenant le cadavre du mari que la mer furieuse lui dispute, et toi, Lucius, agrippé au mat, incapable de secourir le couple vif et mort qui roule ainsi, longtemps, longtemps, ballotté enlacé par tout le pont, dans les craquements du navire lancé sur les gouffres. Puis la mer s’apaise, tu aides ta tante à draper d’une toge d’apparat le corps du mort tant aimé, soleil radieux, les rivages sont en vue,  le navire entre au port, paix.

Lorsque Pauline, soutenue par les femmes, s’avance jusqu’à la baignoire, Sénèque dans l’eau rouge, suffoqué par la vapeur, ne respire plus, déjà loin, enfin libre. Ad excelsa sublatus inter felices currit animas, débarrassé de toute cette crasse du corps, il a gagné les hauteurs et court parmi les âmes heureuses.

Le centurion alerté vient voir. Parfait, rien à dire. C’est pas trop tôt quand même ! Foncer au Palatin, faire son rapport, courir à la maison, ne pas réveiller les petits, se glisser au lit conjugal, et, peut-être, faire à Claudia l’amour en douce.

Voilà tout.

« Le corps de Sénèque, écrit Tacite, fut brûlé sans aucune pompe. Il l’avait ainsi ordonné par un codicille, lorsque encore très riche et très puissant, il songeait à sa fin.»

Répression redoublée les mois qui suivirent : tortures, exécutions, suicides, exils et bannissements. Pétrone, « arbitre des élégances », se donne la mort en dilettante. Le poète Lucain, neveu de Sénèque, pense sauver sa vie en dénonçant qui l’on veut, même sa mère. Novatus Gallion et Mèla, frères de Sénèque, et le farouche Thraséa, et tant d’autres, rendent leur sang comme ils peuvent. Jeu du courage et de la peur, de la gloire et de la honte, toujours le même, dans les temps assassins.

Pauline vivra encore quelque temps, digne et retirée, sans retrouver la curiosité d’être heureuse.

Paul de Tarse est décapité en 67.

Le 9 juin 68 après Jésus-Christ, la révolte gagnant l’armée, Lucius Domitius Ahenobarbus Nero, déclaré ennemi public par le Sénat et traqué pleurant par la garde prétorienne jusqu’au fond d’un jardin de banlieue, s’enfonce, aidé d’un affranchi, un glaive dans la gorge.

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Sources : Tacite bien sûr (Annales, XV), et, pour faire le tri des faits contradictoires, P. Grimal (Sénèque, ou la conscience de l’empire, Fayard), parmi bien des ouvrages. Certains éléments de la vie ou de la pensée du philosophe incorporés aux « épisodes », sont inspirés de plusieurs de ses œuvres : la Consolation à Hervia, La Clémence, Les Bienfaits, les Lettres à Lucilius. Les phrases de Sénèque directement citées en latin sont extraites, dans l’ordre d’apparition, de La vie brève, de La Clémence, de la Lettre à Lucilius 4, de  la Lettre à Lucilius 8 et de la Consolation à Marcia.

L’ultime lettre dictée à Lucilius par Sénèque avant le bain mortel n’est admissible que si l’on reconnaît à l’imagination littéraire raisonnée le droit de remplir les blancs laissés par l’histoire. Selon Tacite en effet, Sénèque a bien dicté en ses derniers instants un long texte à ses secrétaires, mais il ne juge pas utile de le reproduire puisqu’à son époque (quarante ans après les faits) il le dit publié et connu, or il ne nous est pas parvenu. Quant à l’exécution de Paul de Tarse, certains historiens la placent en 64, et d’autres, que j’ai préféré suivre, trois ans plus tard.

La plupart des œuvres de Sénèque sont disponibles à petit frais, certaines en collection bilingue aux Belles lettres (Classiques en poche) , ou sur l’extraordinaire site internet Itinera electronica. Œuvres alertes, jamais très longues, à lire ou relire pas temps de crise personnelle ou publique, et plus morale que financière : rien d’ardu ni de sec, une sagesse « à vivre » en même temps qu’un plaisir du beau style.

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En guise de postface : La mode est  à la réhabilitation  de Néron. On avance le portrait d’un prince assez aimé du peuple, jeune homme sensible, esthète, moralement détruit par une mère hystérique. D’autres soutiennent  qu’Agrippine aussi vaut mieux que sa réputation ; d’autres, ou les mêmes, qu’il y a du tartuffe en Sénèque… Bien sûr que les monstres peuvent avoir des grâces, comme les sages des failles. Au fond, dans l’extraordinaire couple Néron-Sénèque, pourquoi ne pas lire  la métaphore du duo conflictuel en chaque homme,  de l’instinct et de la raison, du corps et de l’esprit, du fauve et du  dompteur : lequel est jamais tout à fait sûr de tenir l’autre ?

Fin

Arion

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