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Corps scaphandre / tête papillon

Publié le 16 avril 2009 par Ressol

Nous sommes en Octobre 2005, mais je n’arrive plus ŕ me souvenir du jour. Depuis l’aube, je me pose la question : est-on samedi ? ou déjŕ dimanche ?

Je suis dans la salle de réanimation de Berck sur mer avec 11 sortes de tuyaux (oxygčne, sonde dans la gorge qui m’empęche de parler, deux sortes d’antibiotiques en perfusion ŕ gauche, glucose ŕ droite, poches de sang pour évacuer les plaies de mon dos ouvert et de mon abdomen éventré, sonde urinaire, etc.… Mon nouveau retour du bloc aprčs ma deuxičme opération : l’une de 5 heures, l’autre de 3 heures, ŕ dix personnes affairées sur mon dos, ŕ une semaine de distance. 50 h de travail plus le temps d’installation et de réveil. Ouverte tout le dos, éventrée devant, j’ai été traversée de part en part, comme dans le film de Monty Python. Rôtie sur les deux faces comme un bifteck. J’ai une soif de pendu et j’ai déjŕ sonné l’infirmičre pour qu’elle m’humidifie les lčvres il y a 10 minutes. Pour tout arranger, j’ai été blessée par l’embout du masque lorsqu’on m’a entubée et ma lčvre supérieure est tuméfiée comme un boxeur ŕ la sortie du ring.

J’essaie de pousser le temps un peu jusqu’ŕ ce que ça redevienne intolérable. Je peux ŕ peine bouger, juste attraper la sonnette de ma main droite et de ma main gauche appuyer sur la pompe ŕ morphine pour m’injecter mes doses. La grande baie vitrée donne sur la mer. Je ne vois que le ciel et les nuages. Je devine au bruit si l’on est ŕ marée haute ou marée basse. De temps en temps une mouette traverse mon champ de vision en criant. Je n’ai pas fermé l’œil depuis une semaine. C’est extręmement fatigant : contrairement ŕ ce qu’on raconte, la morphine vous met dans un état de léthargie, mais il est faux de dire qu’on ne souffre pas. On est un légume, mais suffisamment conscient pour ressentir. Aussi ai-je accueilli l’avancée d’un jour de mon deuxičme passage au bloc comme une délivrance. Au moins, j’allais dormir plusieurs heures męme si le réveil s’est avéré ensuite difficile.

Je me sens fakir sur une planche ŕ clous : greffée de toute la colonne vertébrale du cou jusqu’aux fesses, lestée de deux grandes tiges en titane, d’une plus petite, de deux plaques horizontales sur le bassin, je repose sur des énormes pansements de plusieurs centimčtres d’épaisseur et sur la quarantaine de vis de 7 ŕ 8 cms qu’on m’a vissées directement dans les corps vertébraux. J’ai des électrodes posées sur tout le corps avec des dizaines de fils reliées ŕ un ordinateur qui bipe s’il survenait un problčme du systčme sympathique. Je repose sur ce matériel comme sur autant de poignards ouverts. Il y en a 2 qui me semblent pénétrer plus profondément dans les chairs au niveau du sacrum et je donnerais tout pour les retirer d’un petit chouďa.

Je pousse le temps comme les perles d’un boulier, minute aprčs minute. L’attente s’étire et se distend. J’ai eu l’impression de faire un effort surhumain pendant plusieurs heures pour ne pas appeler ( je me suis remémoré des chansons.. -J’avoue j’en ai bavé pas vous-… récité des počmes… - Oui, dčs l’instant que je vous vis, beauté féroce, vous me plűtes… ) Et voilŕ que quand j’ai sonné enfin n’y tenant plus, j’ai demandé l’heure et appris qu’il n’y avait eu que 10 mn entre mes deux coups de sonnette. Les infirmičres arrivent trčs rapidement : je perçois que nos boxes sont disposés en étoile et j’imagine une espčce de tour de contrôle qui permet de surveiller la brassée de grabataires que nous formons. Je découvre ce que signifie dans toute sa dimension le mot « patient » : mes appareils émettent différents bips, qui au gré des gouttes ŕ gouttes qui se vident se transforment en sirčne stridente. L’ordinateur sur lequel sont branchés tous les fils électriques qui sortent de mes électrodes émet des cris réguliers qui tantôt ne me parviennent qu’atténués ŕ travers un brouillard, tantôt sont ŕ la limite du supportable.

La pompe ŕ morphine est réglée pour une quarantaine de doses dans la journée. On a donc intéręt ŕ calculer son étalement, sinon on se trouve sans solution avant la fin du jour. J’ai sur les oreilles un e-pod sur lequel j’ai enregistré mes musiques préférées (Andante de la sonate n° 2 pour piano et orchestre de Brahms… Tears in heaven d’Eric Clapton…) et j’essaie de me focaliser sur leur écoute en essayant d’oublier l’environnement. J’y arrive plus ou moins bien, au gré du degré de lassitude, de la qualité des morceaux, de la position des poignards qui me lancent. Parfois, il suffit d’un tout petit millimčtre dans la façon dont on est posé sur le matelas pour que ce soit insupportable ou plus acceptable. Les infirmičres compréhensives s’y mettent ŕ quatre et chacune prend un morceau de drap qu’elles oscillent doucement ŕ gauche et ŕ droite comme si elles vous berçaient, jusqu’ŕ ce que je dise : ça va. Jusqu’ŕ la prochaine sonnette oů il faut recommencer ŕ bouger un peu le corps engourdi. On peut me tourner sur le côté droit en me calant avec des oreillers, mais sur le gauche, ma deuxičme cicatrice de 30 cm empęche tout mouvement. On a cisaillé 7 couches de tissu pour parvenir aux disques lombaires qu’on m’a tout bonnement enlevés, compte tenu de leur état de feuilles de papier ŕ cigarette… On a disposé ŕ la place des petits rectangles de titane qui forment comme des clés de voűte dans un arc en plein cintre. Du travail de pro.

En ce qui concerne la cicatrice du dos, je découvre ce que le mot « compresse » veut dire étymologiquement : il faut que le poids du corps appuie sur les pansements de ce tronc ouvert du haut en bas, pour qu’il se ferme. Etre posée sur ses plaies est ŕ la limite du supportable : je ne dis rien, mais je hurle ŕ l’intérieur. Je pleure les morceaux de mon ancien corps partis dans les déchets hospitaliers et je découvre un nouveau corps étranger dont je ne sais rien. Je passe tout d’un coup de 32 vertčbres ŕ 8 : 7 cervicales libres et un ensemble désormais soudé de 12 dorsales, 5 lombaires, 5 vertčbres sacrées et un coxys. Tout cet ensemble ne fait plus qu’un seul morceau de 50 cm de long. Bien plus grand que les vertčbres de girafe qui avec leur cou de 1m 50 ont elles aussi comme nous 7 cervicales, soit 20 ŕ 30 cm de hauteur chacune… J’aimerais interroger un spécialiste du Muséum d’Histoire Naturelle pour savoir si la taille des vertčbres de baleine atteignent cette longueur fatidique de 50 cm. Ou peut-ętre faut-il en référer aux diplodocus les plus grands de la grande halle de l’évolution au Jardin des Plantes .

Chaque jour dans mon brouillard, j’attends 13 h. Mon cœur bat quand je reconnais entre mille le pas léger de ma fille Sabine qui arrive et pose sa main sur mon ventre. Ça me fait doux et vaciller d’émotion. Mon ventre oů elle a habité neuf mois, oů elle a grandi, s’est tournée, a sucé son pouce, a donné des petits coups de pied qui étaient autant de bonjour… Aujourd’hui, c’est elle qui accouche de moi, qui rassure ma peur, qui me fait faire des exercices pour s’enraciner dans la pičce. On se concentre, on respire doucement, on part ensemble du lit, du ressenti de la peau sur le drap, on visualise le lit médicalisé, son poteau, ses ressorts et ses barres, ses roulettes posées sur le sol, les objets qui sont dans la pičce et que ma position allongée ne me permet pas d’apercevoir, mais que Sabine me décrit minutieusement. La télé, les perfus, les médicaments, les fils, les prises intégrées… On arrive au plafond : celui-lŕ, je le connais par cœur, je le contemple toute la journée, ses dalles blanches ŕ trous, ses lattes en métal. Et puis on ouvre le plafond, on traverse le parquet du dessus, on imagine l’étage plus haut, ses chambres, ses malades, son secrétariat oů sont rangés les dossiers, les infirmičres qui courent d’un endroit ŕ l’autre (50% du temps d’une infirmičre est occupé ŕ marcher…), les brancardiers qui amčnent les patients dans les salles d’examen ou au bloc, les médecins qui font leur tournée… Et puis, on traverse encore deux couches de plafond, on arrive au toit en ardoise, ses clochetons, sa statue du sacré-cœur et ses mouettes posées en rang d’oignons sur le petit rebord.

Alors maintenant, on s’envole avec elles dans les nuages, je pense que je crie avec les autres, que je plonge de temps en temps vers la mer quand un poisson saute… Mes pansements se sont transformés en ailes grises et blanches, mes jambes immobiles en pattes orange, mon nez outillé d’un tube ŕ oxygčne en bec recourbé… J’ai réussi ŕ quitter cette chambre, et je plane… De longues minutes. La chaleur des mains de ma fille posées sur mon ventre me brűlent presque, j’essaie de faire passer les douleurs de l’arričre vers l’avant, dans ses mains douces et blanches couvertes de petites bagues argent représentant des petits poissons. Je frétille sous ces douces mains tranquilles qui sont posées fermement et qui m’empęchent de m’échapper dans une trappe ŕ désespoir. Je respire un grand coup de tous mes poumons retrouvés : de 1,6 litres ŕ 2,8 maintenant. De quoi exhaler un énorme soupir qui allčge tous ces appareillages qui n’en finissent pas de couiner ŕ tour de rôle… j’essaie d’identifier les notes, mais je ne retrouve plus dans ma tęte le « la » ŕ 440 que j’ai dans l’oreille habituellement…

Car tout un pan de ma mémoire est embué. Aprčs deux opérations de 8 heures au total, ŕ grands coups de poulies et de cordages, de scies, de pinces et de perceuses, on a fait brusquement rétrograder mon corps dans le temps antérieur : ce qu’il avait mis 47 ans ŕ tordre a été soudain pendu, puis tiré, redressé et enfin emprisonné, harnaché, barricadé sans ménagements. J’ai récupéré la courbure dorsale de mes 12 ans, la courbure lombaire de mes 15 ans… Je ne reconnais pas ce thorax qui est posé sous mes mains. Cette symétrie, cet étirement retrouvés, la brutalité de ce changement créent ŕ la fois un bonheur et une étrangeté. Je ne suis plus moi. Je suis autre. On ne se quittera plus, sauf rejets de greffes ou de matériel dont je refuse l’idée, mais qui mettent une épée de Damoclčs au-dessus de ma tęte pendant plusieurs années. Il ne faut pas que ce soit un mariage forcé, mais de raison, ou un PACS d’entente cordiale. Mais l’étrangeté est lŕ. La colonne vertébrale est l’identité, le cœur du corps. Rien de sa transformation n’est anodin.

Bien plus tard, je découvrirais qu’en bougeant le bras, ça remue jusque dans les fesses. Tout le dos est solidaire maintenant. Impossible de tourner le tronc, de se baisser sur le côté ou en avant. Je regrette mon ancien corps tout cassé, mon compagnon qui a vécu 47 ans cahin-caha avec moi. Et tout d’un coup, ce qui a mis prčs d’un demi-sičcle ŕ se tordre, est étiré avec des poulies et des cordages, des vis, des tiges et des barres pour la fin de mes jours. Une union forcée qu’il faut transformer en un « vivre ensemble » acceptable. Tout est ŕ réapprendre. La décomposition des gestes pour se coucher et se lever, porter le poids du corps en « fente avant », une jambe devant l’autre pour éviter de faire porter le poids du corps sur le dos… Il faut que l’on s’accorde, mais tout change : respirer, se lever, s’asseoir, marcher, se tourner, porter la tęte, lever les pieds… Tout est autre, je ne reconnais rien. Alors qu’un enfant met un an ŕ explorer son corps dans l’espace, tout a changé en 14 jours. L’effort est difficile, chaque acquis peut disparaître, cette nouveauté s’imprime dans la mémoire de façon aléatoire.

Je suis perdue dans un désert sans aucune boussole. Je n’ai aucun mode d’emploi pour apprendre ŕ apprivoiser mon nouveau « moi ». chaque mouvement est une victoire, chaque geste pčse une tonne. Le temps est devenu immense et chaque petite chose qui bouge avance de façon infime.

Dans ce virage sans visibilité, tiens, une voix que je connais. Ma belle-fille m’a apporté une petite radio oů tout d’un coup j’entends une interview du sociologue Michel Juffé sur France Inter pour son ouvrage collectif « Eloge de la perte ». Je pręte l’oreille, soudain attentive. Je suis trčs émue par le sujet du livre. Je me le procure et quand je ne suis pas trop fatiguée, je lis des pages ŕ petites doses. Tous ces « autres » qui ont vécu des pertes similaires et qui transcendent ce manque dans la construction d’un nouvel avenir me touchent profondément. Chaque chemin est inédit, comme se frayer un passage dans une foręt vierge.

J’ai un copain psychanalyste Claude Guy qui dit qu’on ne peut quitter son passé que quand on l’a beaucoup aimé. Je crois tout ŕ fait ŕ cette notion et je la vérifie tous les jours dans ce lit oů je suis actuellement clouée. J’ai en moi des haines d’avoir été mal soignée, oubliée, maltraitée, trahie, mal aimée qu’il me faut désormais ŕ tout prix déterrer et réensevelir délicatement, tendrement, pour leur dire adieu pour toujours… Je dois apprendre ŕ aimer cette histoire et les personnages qui l’ont traversé –mon histoire- qui me remonte par petits bouts insidieux ŕ travers tous ces trous, ces fentes de mon corps ouvert et dont j’avais refoulé des séquences entičres. Mais le corps se souvient et je prends sa mémoire vive en pleine gueule.

Ne voilŕ-t-il pas que C2 (ma deuxičme cervicale, celle qui s’appelle AXIS parce qu’elle donne la verticale) se rappelle ŕ mon bon souvenir en me balançant telle scčne mal digérée, D8 (ma huitičme dorsale) en rajoute une louche en faisant remonter ŕ la surface un vieux ressentiment que j’avais mis tout au fond d’un placard fermé dont je croyais avoir jeté la clé. S1 (ma premičre vertčbre sacrée) me balance ŕ son tour une vieille amertume décomposée que je prends en pleines narines. Toutes ces choses que j’ai entassées en différentes couches géologiques dans les caves de mon oubli réclament impérativement d’ętre regardées en face, triées, les ordures foutues ŕ la poubelle, les utiles ŕ d’autres données ŕ Emmaüs ou les précieuses époussetées soigneusement et posées en moi bien en vue.

J’ai commencé ŕ traverser un fleuve et je suis au milieu du gué, mon parcours est chaotique, je trébuche, je m’enfonce parfois jusqu’au cou, je bois la tasse, le courant trop fort me fait reculer de plusieurs pas. J’essaie de réavancer mais j’ai pris des bagages qui m’encombrent et qu’il me faut maintenant abandonner en leur disant définitivement merci et adieu. Comme Ulysse sur son navire, j’entends le chant des sirčnes qui voudraient m’entraîner au fond, avec tous ces lourds souvenirs qui m’entravent comme autant de boulets. Et tout cet outillage en métal dont la masse volumétrique 4 fois ˝ plus lourde que l’eau m’arrache le dos et voudrait me faire couler ŕ pic. Il faut que j’arrive ŕ pardonner et ŕ me dépouiller de tous mes oripeaux, pour aborder nue ma nouvelle naissance et atteindre la rive en face sans plus me distraire. Poursuivre coűte que coűte, comme St Christophe en prenant le temps de chercher l’appui dans toute la force de mes jambes, dans la pose de ma canne tâtonnant les endroits solides, en redressant la tęte au dessus de l’eau, quoi qu’il advienne, dans une verticalité sans faille de toute ma colonne dressée comme une flčche de cathédrale.

La traversée va durer encore des mois tellement ce fleuve est large, mais je ne peux reculer mon aventure. Je visualise tout ce que j’ai déjŕ parcouru et j’aperçois lŕ-bas encore loin l’autre rive qui étincelle au soleil, avec ses herbes hautes, ses brassées de joncs habités par des poules d’eau qui jacassent, sa bordure de petits cailloux blancs ourlant une plage de sable fin, oů s’ébattent quelques rainettes gris argenté.

Dans quelque temps, je serai lŕ.


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