Magazine France
CQFD N°066
LE « ROBIN DES BANQUES » A ÉTÉ CAPTURÉ À BARCELONE
VERS UNE INTERNATIONALE DES MAUVAIS PAYEURS ?
Mis à jour le :16 avril 2009. Auteur : Nicolas Arraitz, Raúl Guillén.
Le 17 septembre 2008, 200 000 exemplaires d’un journal éphémère étaient distribués gratuitement dans toute la Catalogne. Le jeune activiste Enric Duran s’y vantait d’avoir escroqué près de 500 000 euros à 39 organismes financiers en sollicitant une soixantaine de crédits à la consommation ou autres prêts à des entreprises fictives. Le journal, baptisé Crisi, appelait à l’insoumission bancaire et à l’association de tous les mauvais payeurs, volontaires ou contraints.
Revenu à Barcelone après six mois d’« exil préventif », Enric a été arrêté sur un campus occupé, à l’issue d’une opération policière digne d’un raid antiterroriste, selon le syndrome Tarnac. À l’heure où les crapules gouvernementales capitalisent l’immoralisme en renflouant les banquiers, une question hante le monde : comment échapper à leurs griffes ? L’action d’Enric et du groupe Crisi a le mérite de mettre les doigts là où ça fait mal : au coeur du système, dans la plaie ouverte de sa fiction monétaire. Le 17 mars, Podem !, un nouveau journal gratuit, imprimé sur papier couleur saumon comme les pages économie des grands quotidiens, a été distribué à 350 000 exemplaires un peu partout en Espagne.
Podem ! interpelle les victimes de la basse finance, spécialement ceux et celles d’entre nous à qui les Thatcher, Blair, Zapatero et Sarkozy ont promis une vie de petits propriétaires et qui se réveillent enchaînés à l’hypothèque, courant après une thune virtuelle, cumulant les boulots pour rembourser les intérêts et les agios et qui, aujourd’hui, sombrent les premiers dans les eaux troubles de la « crise systémique ». Crisi-Podem ! invite à rompre les rangs et, pragmatique, donne des pistes pour s’en sortir, façon An 01 de la décroissance. Entre naïveté un brin messianique et sens pratique non dénué d’humour, ce qui est proposé ici, c’est de réinventer nos existences, collectivement. Et ça, ça nous intéresse.
Chronique d’un retour aléatoire
A S’EST PASSÉ TRÈS VITE. Vingt agents en civil de la division d’investigation criminelle se sont jetés sur Enric Duran et l’ont entraîné vers un fourgon stationné devant la fac occupée. Trois unités de CRS locaux couvraient l’opération. Le 16 mars, au cours d’une conférence de presse, Enric avait dévoilé son retour à Barcelone et annoncé la distribution de Podem !, nouvelle publication gratuite incitant à l’insoumission bancaire. Pour que la police puisse pénétrer dans l’enceinte universitaire, une autorisation spéciale avait été délivrée, par un autre juge que celui qui instruit le dossier…
Y a-t-il eu résistance à l’arrestation ? « Non », clarifie Paco, du collectif Crisi. « Après la conférence, Enric pianotait tranquillement sur son ordi. C’était une de ses activités principales, répondre aux gens qui s’adressent au site de Crisi et maintenir les nombreux contacts qu’il a dans le monde. » Les flics l’ont interrompu alors qu’il allait se rendre au programme de télévision locale Hora Q. Quelques heures plus tard, la fac occupée était évacuée avec violence, ce qui eut le mérite d’accaparer les titres de la presse. « Vu l’absence de plaintes et afin de pouvoir rester actif dans les mobilisations sociales,je sortirai bientôt de la clandestinité », avait écrit Enric le 17 octobre dernier. « Alors que l’impact du 17-S [17 septembre, jour où fut distribué le premier numéro de Crisi] me faisait penser que le soutien était trop important pour qu’ils osent me jeter en prison, l’entrée en crise totale du système depuis la mi-septembre me pousse à me dépenser sans compter pour mettre à profit la conjoncture historique. » Mais le collectif Crisi avait visiblement sous-estimé la capacité de censure molle des médias ainsi que l’étonnante souplesse de la justice… « Ce n’est qu’après ce communiqué que la police catalane a affirmé avoir enregistré un total de dix-huit plaintes d’organismes financiers », remarquait Enric dans une lettre ultérieure.
Quelle est la situation légale de notre Robin des banques ? Avant son départ pour l’étranger, il avait laissé un pouvoir à son avocat afin de répondre en son nom à d’éventuelles convocations de la justice. Pendant ces six mois d’exil volontaire, diverses convocations au tribunal administratif lui ont été adressées, qu’il a choisi d’ignorer : sans possessions ni compte en banque, il n’avait pas grand-chose à craindre. « Il n’y a pas,pour l’instant,de plainte au pénal », expliquait alors son avocat. D’ailleurs, si les autorités savent qu’Enric a escroqué 39 banques, c’est bien parce qu’il s’en est vanté publiquement. Sinon, il ne serait qu’un mauvais payeur de plus, un de ces obscurs endettés que les usuriers patentés grignotent jusqu’au trognon dans la plus grande discrétion.
Le 17 mars, après une nuit au commissariat, Enric est passé devant le juge. Celui-ci a prononcé sa mise en détention préventive sans possibilité de caution. L’idée d’un Enric Duran se rendant au tribunal de son plein gré déplaisant fortement, on a préféré le jeter aux oubliettes. Il peut y moisir deux ans dans l’attente d’un hypothétique procès. Son avocat a fait appel. Appel rejeté pendant les vacances de Pâques,sous prétexte que « le prévenu a probablement les moyens de s’enfuir ». Enric a été transféré à la prison de Can Brians,hors de Barcelone. Dans cette même taule, un sénateur socialiste, condamné à trois ans de prison en 1997 pour financement illégal de son parti, n’a passé que vingt-cinq jours, avant d’être libéré, puis gracié. Aucun de ses douze co-accusés n’a fait ne serait ce qu’un jour de détention préventive.
Si l’action du 17 septembre n’avait pas mérité l’attention des médias, l’arrestation d’Enric a eu les honneurs du JT de la deuxième chaîne nationale : « Il a payé cher », assenait-elle avec satisfaction. Quant au quotidien El País, il découvrait l’affaire et titrait, enfin rassuré : « Il dort en prison. » Mais cette action étant non violente et non nationaliste, les journalistes ont du mal à la caser dans les grilles d’analyse habituelles de la vie politique espagnole. Le silence est vite retombé.
La fédération d’associations de quartiers de Barcelone et l’observatoire des droits économiques, sociaux et culturels ont demandé la mise en liberté d’Enric. Le 26 mars, 200 personnes se sont symboliquement foutues à poil devant la Bourse de valeurs. Plus de 300 volontaires sont déjà inscrits sur une liste de potentiels déserteurs bancaires. Affaire à suivre…
Article publié dans CQFD n°66, avril 2009, actuellement en kiosque.
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