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La (non-)vérification de l'information par les médias

Publié le 17 août 2007 par Roman Bernard
France 24, chaîne française d'information en continu dont j'ai déjà salué la création au nom des idéaux francophones qui sont les miens, me donne le prétexte de parler, aujourd'hui, du Tour de France.

Dimanche soir, alors que le Danois Michael Rasmussen venait de s'emparer du maillot jaune après sa victoire à Tignes, premier coup de tonnerre de ce "Tour à l'eau claire", France 24 publiait sur son site Internet un article intitulé "Rasmussen conserve le maillot jaune". L'article a été supprimé depuis, et pour cause : j'ai été le premier -et le seul- à réagir en leur faisant remarquer que Rasmussen pouvait difficilement conserver un maillot qui était depuis la veille sur les épaules de l'Allemand Linus Gerdemann. Rectification immédiate des cyber-rédacteurs de France 24, qui ont publié un nouvel article : "Rasmussen reprend le maillot jaune". Cet article n'a pas survécu à mon second commentaire. Je leur ai indiqué que c'était la première fois de sa carrière que Rasmussen était en jaune sur la Grande Boucle.
Cette fois-ci, j'ai reçu un courriel du desk de France 24 lui-même -il fallait laisser son adresse pour pouvoir commenter-, dont voici la capture d'écran:
La (non-)vérification de l'information par les médias

"Merci, pas d'expert sportif sur le desk ce soir." Il est vrai, j'en conviens, que si l'on est en recherche d'informations sportives, on ira plus volontiers sur le site de L'Equipe que sur celui de France 24.
Le nouvel article publié, "Rasmussen remporte le maillot jaune", témoigne en effet d'une méconnaissance du cyclisme certaine de la part des journalistes de France 24 : un maillot ne se remporte pas, surtout pas avant que le Tour ne soit terminé.
Mais il faut croire, que, dès lundi matin, l'"expert sportif" de France 24 a repris sa place au desk, puisque la quatrième version de l'article que l'on y voit désormais, concotée à partir d'une série de dépêches AFP -je le sais, j'ai lu les mêmes pour remplir les pages sports du journal où je suis en stage- est irréprochable : Rasmussen endosse le maillot jaune. Cet expert a juste oublié de changer le titre de la fenêtre dans laquelle s'affiche l'article, intitulé "Rasmussen reprend le maillot jaune".
Précision qui, avec la capture d'écran, prouve que je ne vous ai pas menti, chers lecteurs. Je ne tiens pas pour autant à ternir l'image de cette chaîne de très grande qualité, que j'affiche par ailleurs dans les favoris de ce blog.
Ce que je voulais pointer ici, c'est le manque de vérification de l'information qui caractérise les médias -alors que celle-ci est enseignée comme un dogme dans les écoles de journalisme-, notamment audiovisuels et électroniques, obsédés par les impératifs de l'instantanéité et de l'exclusivité de l'information. J'en ai d'ailleurs eu des illustrations caricaturales dans mes expériences journalistiques.
Pour commencer, voici une anecdote de l'époque où je terminais à grand'peine des études ennuyeuses d'histoire à l'Université Lumière Lyon 2 -il me fallait une licence pour passer les concours des écoles de journalisme. J'étais, parallèlement à mes cours, qui me prenaient, dois-je l'avouer à ceux qui doutent encore du fait que l'on ne fout rien à la fac, peu de temps et encore moins d'efforts, pigiste au Progrès de Lyon pour les pages locales et sportives (déjà!). La journaliste qui me supervisait a un jour proposé, pour faire un portrait d'association dont personne n'avait le temps de s'occuper, de copier-coller celui paru l'année précédente et ainsi obtenir un nouveau portrait à moindre coût! Je n'ai pas assez d'expérience pour savoir si cette pratique est répandue dans la presse quotidienne régionale (PQR), mais elle expliquerait en partie la chute du nombre de ses lecteurs au profit des "gratuits" qui, au moins, assument clairement leur vocation de recopieurs de dépêches AFP, Reuters, AP et de communiqués de presse.
On oublie juste de préciser, au sujet de ces journaux dits gratuits, qu'ils ne le sont pas, puisque étant financés par les recettes publicitaires, lesquelles se répercutent sur le budget des annonceurs...et donc les prix à la consommation. Quand Auchan fait de la pub dans 20 Minutes, c'est bien pour les journalistes qui en vivent, mais moins pour le consommateur qui paie indirectement la facture. Qui parle de cela, à part nos amis d'Acrimed? Mais revenons à l'objet premier de notre argumentation.
Je sais aussi que de nombreux "correspondants" des journaux arrivent à faire passer dans leurs colonnes -tout en étant payés- des articles qui portent sur...eux-mêmes. J'ai effectivement un ami, dont je n'ai pas de nouvelles depuis la lettre où je lui expliquais pourquoi je me résignais à voter pour Nicolas Sarkozy, qui écrivait les compte-rendu de ses propres matches de basket. Son nom apparaissait donc en signature de l'article, en crédit photo -sur laquelle il figurait- et...dans le compte-rendu...le rêve de l'ubiquité.
Ou encore, dans un autre registre, une journaliste sportive du Progrès qui me demandait, avant de partir couvrir un match local, de bien prendre tous les membres d'une équipe en photo, justifiant l'aspect posé et convenu des photos sportives locales par la nécessité, pour un journal, de "faire de l'alimentaire", c'est-à-dire inciter tous ceux qui sont présents sur la photo d'équipe à acheter le journal.
Pour équilibrer le tableau, je dois dire que lors d'un autre stage, cette fois aux Dernières Nouvelles d'Alsace (DNA), souvent présenté comme le meilleur quotidien régional de France, je n'ai rien remarqué qui puisse choquer l'opinion, sinon que dans certaines villes reculées d'Alsace, on n'est pas loin du cliché de l'Alsacien popularisé par le journal FR3 des Inconnus.

Mais je ne voudrais pas être blessant à l'égard de ma région d'adoption, dans laquelle je vais me plaire encore un an; après, direction l'ANPE-journalisme à Paris.
Je disais tantôt que les DNA étaient considérées par de nombreux observateurs des médias comme l'un des meilleurs journaux de PQR, sinon le meilleur. Mais le prestige n'est pas forcément un gage de qualité. Reparti au Québec pour un stage au bureau de l'AFP de Montréal, en avril dernier, j'ai pu constater que ce fleuron de l'information à la française n'était pas exempt de toute irrégularité dans son traitement de l'actualité. Je vous passe l'anecdote croustillante de mon maître de stage qui, me voyant à la peine dans le recoupage d'une série de communiqués de presse, m'a invité à "ne pas me casser le derrière"...autrement dit, plutôt que de dégager l'information à partir de la comparaison des différents communiqués, mieux valait compiler leurs passages importants. Aussitôt dit, aussitôt fait. Je venais pour voyager, pas pour travailler.
J'ai quand même eu le temps, au cours de mon stage, de traiter des statistiques du cancer du sein chez les Québécoises et les Canadiennes (aucun nationalisme de ma part, les statistiques sont distinctes pour rendre compte des différences entre les deux sociétés). Le ministère de la Santé canadien venait de publier un rapport dégageant deux conclusions : le cancer du sein, du fait du vieillissement de la population, va augmenter en nombre et donc causer plus de décès en valeur absolue, mais, dans le même temps, il va être mieux soigné et le taux de guérison augmentera.
Avant de décider de l'envoi d'une dépêche au siège de l'AFP, à Paris, je devais, pour voir si "ça vaut le coup", regarder le traitement qu'en faisaient les grands médias audiovisuels canadiens, Radio-Canada (francophone) et CBC (anglophone).
Ceux-ci ont commencé par évoquer l'aspect positif du rapport, invitant un médecin expert du cancer qui prophétisait avec enthousiasme sur la guérison de tous les cancers.
Plus tard dans la matinée, peut-être à la suite d'une rediscussion du sujet au sein (sans jeu de mots aucun) des rédactions, a été évoqué le second aspect, négatif, du rapport : cette fois, un autre expert venait, en termes apocalyptiques, annoncer la généralisation du cancer dans nos sociétés excessivement consuméristes et polluantes.
Ce genre de pratique, qu'on appelle, dans les médias, le "moutonnisme", ou le "panurgisme", et que la regrettée émission "Arrêt sur Images" évoquait assez régulièrement, est répandu, et cela à toutes les échelles, tous les niveaux.
Je me souviens encore de ce journaliste de L'Alsace, qui me disait, à l'occasion d'un n-ième stage -j'ai oublié de préciser qu'à part celui que j'effectue en ce moment, tous étaient non rémunérés- que pour trouver un bon sujet sur Strasbourg, le meilleur moyen était de regarder ce qu'avaient fait les autres médias : les DNA pour la presse écrite, France Bleu pour la radio et France 3 pour la télévision.
Bref, le serpent qui se mord la queue, ou, pour utiliser une autre métaphore animale -vous savez que je les affectionne, moi qui suis le "pitbul de l'UMP"-, le dilemme de la poule et de l'oeuf : est-ce le besoin d'information qui est à l'origine de l'existence des médias ou l'inverse ? Autre exemple à France Bleu Alsace -et encore un stage, un!- où chaque conférence de rédaction, à neuf heures du matin, commence par l'épluchage des journaux. Avec, lors du bilan de la journée précédente, les vives exclamations des journalistes : "On s'est fait griller par les DNA sur ce sujet!"-"Oui, mais on est passé devant France 3 là-dessus!".
Je ne voudrais cependant, encore une fois, pas être injuste à l'égard de cette radio : elle m'a permis de faire le premier micro-trottoir de ma carrière. J'ai été dépêché à la sortie d'un lycée pour recueillir les premières impressions sur le bac de français...après avoir terminé un sandwich, j'y suis allé et j'ai rencontré un groupe de lycéens enthousiastes. L'un d'entre eux, tout content de passer à la radio, me confiait au micro qu'il avait pris le sujet portant sur le théâtre du XVIIIe siècle, car ce jeune homme "kiffe grave les Lumières". Si j'avais choisi de prendre un yaourt après mon sandwich, je serais arrivé un peu après, et qui sait? l'information communiquée aux auditeurs de France Bleu eût été très différente.
J'arrête ce tour d'horizon des pratiques qui caractérisent la vie des médias, et que François Ruffin, ancien élève du CFJ de Paris, avait déjà dévoilées dans Les petits soldats du journalisme.
Je peux juste donner, pour conclure, un dernier exemple : remplissant comme chaque jour les pages sports de mon journal de dépêches AFP, j'ai eu la surprise de constater, à quelques minutes d'intervalle, deux dépêches contradictoires, sans que l'AFP ait jugé bon d'apporter une quelconque rectification. La première annonçait de manière officielle la fin de la carrière du cycliste italien Eddy Mazzoleni. La seconde démentait au contraire, par la voix de l'intéressé, cette information.
Première victime de cette bévue : Le Monde.fr, qui a publié sur son desk les deux dépêches...on imagine l'impact que pourrait avoir ce genre d'approximation s'il s'agissait d'un événement autrement important...comme en 2004 par exemple, lorsque David Pujadas, dans le 20 heures de France 2, avait annoncé en direct le retrait de la vie politique d'Alain Juppé à la suite de la confirmation en appel de sa peine d'éligibilité. Information démentie, en direct aussi, quelques minutes plus tard, ce qui a valu une suspension pour Pujadas et un remerciement pour Olivier Mazerolle, privé de direction de la rédaction de France 2... il doit certainement regretter cette erreur, maintenant qu'il se morfond à BFM-TV...
Mais le reste de la corporation journalistique, lui, continue ce type de pratique comme si de rien n'était...et, du reste, pourquoi changerait-il? Le public, devenu amnésique avec l'avènement de la télévision, s'en aperçoit à peine...le ron-ron des rédactions, pendues au fil AFP et aux aguets des scoops qui pourraient être dévoilés par les médias concurrents, n'est pas prêt de s'arrêter...
Roman B.


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