Les étudiants du CPI vont, dans les semaines à venir, conduire des observations terrain pour mieux appréhender les problématiques de leur Entreprise Projet. Nicolas Pasquet, enseignant-chercheur à l’Ecole Centrale Paris (ECP) et coordinateur du MS Technologie & Management de l’EC, nous décrit ici l’approche terrain dans le cadre du CPI.
Le télescope spatial Hubble
L’observation terrain s’inscrit au cœur du processus de Création d’un Produit Innovant. Elle constitue une étape essentielle de l’innovation, qui marque le passage d’une longue période d’immersion des équipes projet autour de leurs problématiques à celle de créativité, appelée “distanciation”.
Qu’est qu’une approche terrain, et plus précisément, observer un terrain ?
Observer, c’est percevoir, comprendre et expliquer. Mais, plus que comprendre, observer c’est trouver. En observant de manière rigoureuse autant que faire se peut, l’observation bien menée amène à découvrir et à dévoiler ce que l’œil non préparé ne peut saisir : des pratiques cachées ou ignorées, des manières de faire que l’on ne comprenait pas et qui subitement prennent sens, des attitudes insoupçonnées, des « vérités » tues, des attentes non satisfaites, des besoins en attente, etc…
Par et grâce à l’observation, il devient possible d’accéder, en détournant temporairement le regard de l’entreprise, aux matériaux qui apporteront matière à l’innovation. L’innovation, ce n’est en rien un produit désincarné et fonctionnel, c’est avant tout, un objet créateur et mobilisateur d’usages présents ou à venir.
Par terrain, nous entendons à la fois l’espace physique, le LIEU, mais aussi, l’espace temporel, le TEMPS. L’approche terrain que nous prônons est à la fois mélange d’espace et de temps.
Pourquoi observer un terrain ?
L’erreur, dans tout processus d’innovation, serait de s’en tenir aux acquis, c’est-à-dire aux études documentaires menées jusqu’alors, aux nombreuses connaissances disponibles sur le net, ainsi qu’auxressources mises à disposition par les entreprises, et de ne pas s’ouvrir aux usagers, à tous ceux qui sur le terrain, sont porteurs d’activités, d’informations et de pratiques souvent innovantes.
L’observation du terrain va révéler des dimensions que l’on pensait ne pas pouvoir exister. Elle va opérer un décentrage par rapport aux pensées toutes faites, couramment admises et connues sur un sujet. Elle crée un décalage entre le « dire » et le « raconter », entre le « faire » et le « pratiquer ». Elle va permettre, qui plus est, de comprendre celui à qui s’adressera finalement le produit ou service innovant : l’usager. En accédant au terrain, parole est donnée à ceux qui ne l’ont que très rarement !
Quelle place dans le processus d’innovation CPI ?
Schématiquement, le processus d’innovation, tel que soutenu par le programme CPI, suit 3 grandes phases représentées comme suit :
Au cours de la première phase du processus d’innovation, à savoir celle de l’immersion, le travail réalisé par une équipe projet se concentre sur la compréhension de l’objet d’étude, c’est-à-dire, la problématisation et reproblématisation, d’une part (redéfinir et poser un problème), d’autre part, la compréhension du client-entreprise, de son environnement interne, de son cadre d’activité au sens large, et enfin, des recherches d’informations, qui correspondent à l’apprentissage nécessaire (la montée en compétence « cognitive ») pour cerner un sujet.
La seconde phase, dite de distanciation, se fixe comme objectif de sortir, peu à peu, du cadre de l’existant construit durant la phase 1, pour créer et imaginer des solutions innovantes, jusqu’à définir un concept novateur qui réponde aux attentes et besoins de toutes les parties prenantes impliquées au projet (entreprises commanditaires, clients, usagers, etc…).
La troisième et dernière phase représente le temps de la concrétisation, c’est-à-dire, de la réalisation de l’objet innovant, objet innovant devant être compris autant comme un service que comme un produit, voire un process nouveau, industriel par exemple.
L’étape d’observation terrain se situe à mi-chemin entre la phase d’immersion et la phase de distanciation. D’une période d’incubation nous passons progressivement à celle d’éclosion, période hautement propice à la créativité. D’un état « passif », l’équipe projet devient « actrice » et « productrice », puisqu’elle constitue et découvre par elle-même, au regard du terrain, des matériaux qui n’existent pas encore et qui se trouvent pour le coup, « en dehors » de l’entreprise (même si le terrain est l’entreprise !).
L’approche terrain : une perspective transversale
Le terrain tel que nous l’entendons, conjonction d’un LIEU et d’un TEMPS, appelle un regard transdisciplinaire. Quatre perspectives se doivent d’être retenues.
En tout premier lieu, le terrain est considéré comme un espace physique : le LIEU de la situation. A ce stade, tant le marketing que la sociologie apportent des perspectives complémentaires pour aborder et étudier un terrain.
L’approche marketing se focalise encore pour beaucoup sur le marché et le consommateur, même si les dernières avancées théoriques l’amène à se questionner, davantage aujourd’hui, sur l’usager que sur le consommateur.
A l’inverse du marketing, la sociologie se fixe sur les pratiques de la vie quotidienne qui nous font utiliser ou non un objet, mais aussi, qui déterminent l’usage même et les fonctions d’un produit. Comprendre un produit ou un service, nécessite par conséquent de savoir comment certaines communautés se comportent au quotidien, et plus précisément comment elles se situent vis-à-vis de cet objet ou de ce service. Le marketing se porte plus sur le Pourquoi, la sociologie sur le Comment.
En second lieu, le terrain est perçu comme un espace temporel : le TEMPS de la situation. Ici réside l’intérêt des approches en prospective et en tendances. En réintroduisant une dimension temporelle à l’observation, nous sommes à même de sortir d’un état présent existant et de nous porter vers encore plus de créativité. En injectant du temps dans l’analyse, nous contribuons à rendre le processus d’innovation dynamique et non figé. De l’avenir, nous tirons des interprétations possibles qui fertilisent notre imagination.
Deux perspectives sont mises en avant : la prospective et les tendances. La prospective, cette science du comprendre en avant comme aimait à la définir son père fondateur, Gaston Berger, imprime sur le terrain une vision « longtermiste ». Elle regarde l’avenir pour agir au présent. Alors que la prospective s’intéresse au long terme, les tendances concernent davantage le court et le moyen terme, ce que l’on peut sentir déjà aujourd’hui, et voir dans un avenir très proche se réaliser. La tendance n’appelle pas une rupture. Elle prolonge un existant. Mais elle n’en éclaire pas moins ce que nous pouvons et/ou devons réaliser dès à présent.
L’innovation nécessite une posture « éclairée » et décalée. L’accès au terrain est en cela une étape capitale pour révéler, au plus près des acteurs qui font l’innovation, des matériaux qui ouvrent le champ des possibles, et permettent aux produits et services innovants, d’être, à la fois, inscription d’attentes et de désirs « réels », et, expression de « vraies » nouveautés. C’est seulement à ce prix que l’innovation sera ou ne sera pas !
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