La guerre est l'état naturel, normal, de l'humanité. L'on a voulu faire naître l'esprit d'agressivité d'un certain stade de l'évolution des sociétés humaines.
Des écrivains, utilisant les fouilles des préhistoriens, ont prétendu qu'il y avait des époques où il n'y avait pas d'armes, donc pas de guerres. Il n'y avait sans doute non plus aucun animal sauvage, aucun carnassier, loup, lynx, lion ou panthère ? C'est oublier que tout outil peut servir d'arme. C'est abuser d'un hasard mal interprété des fouilles. En réalité, et Leroi-Gourhan le soulignait : dès qu'il y a quelques groupes humains, fût-ce des hordes d'une quarantaine de chasseurs-cueilleurs, l'agressivité apparaît, elle est fonction de l'existence de l'être humain. Le fait d'exister est un fait d'agressivité. L'humain mange. Or, digestion et assimilation sont un combat, une guerre de l'organisme contre la nourriture. L'amibe, l'organisme monocellulaire, qui se saisit d'une particule comestible, la dissout et l'incorpore à sa substance, livre un combat, fait la guerre. La guerre est universelle et vitale. Elle manifeste l'existence. Il en est de même parmi les hommes. Les préhistoriens ont reculé par leurs découvertes, particulièrement en Afrique, l'existence de l'homme à des millions d'années. Dès qu'ils trouvent des ateliers d'instruments, il y a des armes, ou des objets qui peuvent en servir, être utilisés comme coups de poing, couteaux, haches, pointes perforantes. Dès qu'il y a des crânes en nombre suffisant, l'on en trouve qui portent des traces de fractures ou de trépanation rituelle et probablement de cannibalisme.
En descendant les siècles à travers le paléolithique, le néolithique, l'âge du cuivre et du bronze, en atteignant les sociétés à écriture et les Empires, partout et toujours, on trouve la guerre et un art militaire.
L'armée, et la nécessité de mobiliser des hommes, de les encadrer, de leur fournir des vivres ou de leur permettre de se les procurer, de les obliger à s'armer, ou de leur fournir les armes, de prévoir des plans de campagne et de mener les troupes au combat, les nécessités de la logistique, de la stratégie, de la tactique, ont été, à toutes les époques, une source du développement des sociétés humaines, de la forme politique de ces sociétés, de la naissance, très tôt, des Etats, du perfectionnement de l'Etat, et des institutions, de la pensée juridique, philosophique et morale. L'Etat a existé dès la préhistoire. Lorsque les hommes ont pris conscience de l'existence de l'Etat, il existait et fonctionnait déjà depuis bien longtemps. Toute une partie très importante des civilisations humaines a dû son développement à la guerre. Techniques pour l'armement, les fortifications, les communications, la chirurgie, la médecine, l'administration, le droit international et national, la réflexion morale et religieuse, etc., tout cela a progressé pour la guerre ou en raison de la guerre. L'on voit donc à quel point l'enseignement supérieur public français a eu tort de négliger pendant longtemps l'histoire militaire, par amour de la paix, horreur des pertes en vies humaines, des dévastations, des souffrances. (...) Le refus de regarder en face le fait militaire a coûté beaucoup à la connaissance historique. Probablement a-t-il coûté plus encore à la nation tout entière, qui a failli disparaître en juin 1940, et qui n'a dû de survivre qu'à un miracle.
Roland MOUSNIER (1907-1993)
Historien, spécialiste du début des Temps modernes en France et des études comparatives entre les civilisations.