[ Critique lue dans Le Monde, avec mes ajouts]Jean-François Sivadier change de cap. Après Brecht, Büchner et Shakespeare, il aborde pour la première fois le grand répertoire comique, avec Feydeau. Créée fin avril à Rennes, sa mise en scène de La Dame de chez Maxim est partie pour un long tour de France, avec notamment une première étape à Chambéry du 5 au 7 mai, puis un arrêt au Théâtre de l'Odéon, à Paris, avant de reprendre la route, jusqu'à la fin de l'année.
Ce spectacle très attendu, qui arrive après le triomphe du Roi Lear, créé à Avignon en 2007, devrait combler les nombreux amoureux du théâtre de Sivadier. Il peut aussi rallier les réticents, agacés par les ajouts pubertaires que le metteur en scène et sa troupe s'offraient, quand ils jouaient Woyzeck ou La Vie de la Galilée.
Avec La Dame de chez Maxim, la troupe se plie aux règles de Feydeau. La première est l'ivresse, cette ivresse qui embarque le docteur Petypon, respectable bourgeois, dans une folie d'aventures, parce qu'il se réveille un matin chez lui avec une inconnue dans son lit, la môme Crevette, cueillie la veille chez Maxim, où Petypon et son ami Mongicourt avaient passé la soirée.
REGARDÉE DE HAUT
Depuis sa première apparition, en 1899, La Dame de chez Maxim n'a cessé de triompher. Quand il l'a écrite, Feydeau (1862-1921) avait un seul objectif : faire rire ses contemporains. Avec le temps, la Dame a acquis ses lettres de noblesse dans le théâtre public, qui longtemps l'a regardée de haut. Aujourd'hui, elle est souvent passée au crible de l'analyse d'une société qui tourne à vide.
Jean-François Sivadier, lui, la place sous le signe de Kafka : "Ce n'est pas l'imagination qui crée la folie mais la raison." C'est peut-être aller loin, mais peu importe : Sivadier s'empare de la pièce comme d'une machine à jouer. Il a le sens de la troupe, il aime le théâtre qui s'adresse aux spectateurs en les regardant droit dans les yeux. Avec lui, les acteurs jouent de face, dans la lumière et avec l'énergie qu'il faut pour dompter le plein air, même en salle.
Ainsi, le décor (particulièrement réussi [en fait, une véritable leçon pour les amateurs : tout y est surprenant, en apesanteur…… le contraire d’un décor qui étouffe, alors même que la machinerie y est importante] ) de La Dame de chez Maxim est aux antipodes des salons parisiens et du château provincial de la pièce. On se croirait sur le pont d'un vieux navire à voiles, où de solides poulies actionnent une armée de filins. Il y souffle un beau vent d'appel au large, et en même temps, le danger n'est jamais très loin : mal de mer ou gueule de bois, même combat.
Il y a moult façons d'être ivre. Le Petypon joué par Nicolas Bouchaud semble monté sur ressorts. Il saute et glisse sans cesse, comme s'il était brutalement réveillé d'une apathie, les yeux ronds comme des billes, son grand corps transpirant à en mouiller la chemise. Moins que le bourgeois installé, on sent chez lui l'esprit affolé.
C'est un homme qui se demande à chaque instant comment se sortir d'une situation impossible. Il saute les obstacles les uns après les autres, sans réfléchir plus loin. Il n'a pas de conscience, seulement un objectif : se débarrasser enfin de la môme Crevette. Ce Petypon-là ne s'appartient pas : il est le jouet d'une machine d'autant plus implacable qu'elle est totalement absurde.
ELLE DÉPASSE LES BORNES
A côté de lui, la môme Crevette apparaît comme un sommet de bon sens. Et Dieu sait pourtant si elle dépasse les bornes ! Norah Krief la joue comme une Poulbot, un piaf de Paris qui connaît la chanson et ne perd pas une occasion de gruger son monde en s'amusant [ une mention tout à fait spéciale pour cette comédienne qui vous coupe le souffle] [ Et tant qu’à décerner des fleurs, une autre mention pour Nadia Vonderheyden ].
Elle a une façon de dire : "Et allez donc, c'est pas mon père", en se pinçant les seins, qui la rend "crevante", pour parler comme autrefois. On dirait une enfant jetée trop vite sur les trottoirs de la vie, qui porte des bottines de mondaine-sexe, et en même temps pourrait jouer à la marelle en se moquant des passants.
Ses accès de cruauté n'en sont que plus éclatants. Ce sont ceux que les laissés-pour-compte envoient à la figure des nantis. Chaque fois qu'elle réussit un coup, elle semble dire : "Tiens, prends ça !" Tout en sachant que, sur le fond, cela ne changera rien. Et qu'il vaut mieux profiter de l'instant. En riant, si possible. Et en faisant rire. Pour le bonheur de tous.
Brigitte Salino