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La République des humoristes, par Jean Robin

Publié le 03 mai 2009 par Roman Bernard
Nous avons progressivement changé d’ère, sans nous en être rendus compte. Les médias, les politiques, la science, tout change de plus en plus vite. Mais un changement n’a pas fait la « une » ces derniers temps, alors qu’il est symptomatique d’une évolution profonde de notre démocratie totalitaire. Ce changement est celui qui voit le déclin des publicitaires, et la montée en puissance des humoristes.
Lorsque j’écrivais mon livre sur la télévision publique (1), en 2005-2006, je constatais que le pouvoir télévisuel était dans les mains des publicitaires, à commencer par Thierry Ardisson et Jean-Luc Delarue, deux anciens publicitaires alors au sommet de leur gloire. Puis ils furent remplacés tous deux, l’un partant sur une chaîne cryptée, l’autre passant à un horaire plus confidentiel. Et Ardisson fut remplacé par un humoriste, qu’il avait lui-même formé et produit, à savoir Laurent Ruquier. Tout un symbole que ce changement-là.
En effet, on se demandait déjà comment un publicitaire pouvait interviewer des écrivains, des hommes politiques ou encore des scientifiques. Et on avait vu le résultat catastrophique que cela donnait. Mais en passant la main à l’humoriste, on descendait encore d’un cran, là où il n’y en avait apparemment plus. Pourtant, Ruquier est loin d’être l’exception, il est la règle : Philippe Val, Bruno Gaccio, Dieudonné, Christophe Alévêque, Guy Bedos, Jean-Marie Bigard, pour ne nommer que ceux qui défraient le plus la chronique, sont autant de « comiques » à qui les médias ont donné une légitimité pour parler de politique, qu’elle soit nationale ou internationale.
On nous dira qu’ils marchent dans les pas de Coluche, qui s‘était présenté à l’élection présidentielle de 1981 et dont un (mauvais) film récent retrace le parcours. Mais la nouveauté vient du fait qu’à l’époque Coluche était considéré comme l’exception, alors qu’il représente aujourd’hui la règle. Quand le discours dominant passe du politique à l’humour politique, il y a de quoi s’inquiéter, car rien n’est pire que l’humour qui se prend au sérieux. La parole politique décrédibilisée, voire délégitimée, cohabite désormais avec la parole people ultra-médiatisée, donc ultra-légitimée. Le fond n’importe plus, seule compte la forme.
Pourquoi accorder tant d’importance aux déclarations politiques d’humoristes ? La responsabilité des médias est une fois de plus écrasante dans cette fuite en avant vers le néant politique. Confiez une émission à Ruquier, et étonnez-vous par la suite qu’il annonce à tort la mort d’un présentateur de la même chaîne (2), ou qu’il laisse un autre humoriste (3) déblatérer les inepties qu’il a lues sur Internet à propos du 11 septembre. Il n’y a pas à s’étonner, tout cela est dans la logique des choses. De même qu’il est dans la logique des choses que Ségolène Royal soit photographiée en compagnie de Bruno Gaccio, fondateur et animateur historique des Guignols de l’info.
Ségolène Royal ayant terminé à quelques voix de la présidence de la République, et espérant bien remettre ça, imaginez-vous, en 2012, Bruno Gaccio comme future « Première Dame » de France ! Nous n’en sommes pas si loin que cela finalement, même si « sainte Ségo » a changé de partenaire récemment.
Notre société d’ultra-consommation a besoin de cette Union sacrée entre le sérieux et l’humour, entre la réflexion et le bon mot, entre le roi et son bouffon. Auparavant, les hommes politiques étaient leurs propres bouffons : un De Gaulle faisait montre en privé d’un humour ravageur, fin, et fort à propos. À un quidam qui lui présentait son épouse en proclamant : « Voici ma femme, mon général. C’est une vraie gaulliste », il répondit, désabusé : « La mienne, cela dépend des jours ». Un Sarkozy ou une Ségolène Royal en sont totalement incapables, sauf quand ils font des gaffes.
Or ce manque de légèreté est devenu criminel dans notre société de loisirs, et tout comme Ardisson (l’homme en noir qui n’a pas d’humour) était toujours accompagné d’un humoriste (Ruquier d’abord, Baffie ensuite), les politiques ne peuvent plus se passer de leurs humoristes-people.
Voyez Jean-Marie Bigard accompagner Nicolas Sarkozy, président de la République française faut-il le rappeler, pour rencontrer Sa Sainteté le Pape en personne, et lui baiser la main solennellement ! D’habitude, le mot « baiser » a une toute autre connotation dans la bouche du souverain humoriste… Mais voilà, lui a rempli le Stade de France, ce dont Sarkozy est totalement incapable.
Vous trouvez cela excessif, que notre Président emmène en voyage officiel, et donc aux frais du contribuable l'un des hommes les plus vulgaires de France ? Regardez un peu dans le marc de café, et projetez-vous 10 ans, peut-être même 5 ans seulement dans l’avenir, en suivant la campagne électorale américaine.
C’est bien connu, ce qui arrive aux États-Unis une année se produit en Europe quelques années plus tard. Ils avaient 70 chaînes de télé en 1975, nous en avons eu autant trente ans plus tard. Ils étaient 20% d’obèses en 1995, nous sommes en passe d’en avoir autant chez nous. Et par conséquent, quand nous voyons les deux principaux candidats à la présidence américaine prononcer un discours à vocation humoristique (4), ou bien s’auto-parodier dans des émissions à grande écoute (5), vous pouvez être certains que cela va bientôt débarquer en France. Il deviendra même sans doute choquant qu’un homme ou une femme politique qui prétendra aux plus hautes responsabilités chez nous ne participe pas à ce genre de manifestations grotesques, car cela démontrera le manque d’auto-dérision des candidats en question. Il faut bien reconnaître que cela fait partie des qualités cardinales d’un président de la République. D’ailleurs, remarquez que l’avenir de la politique française qu’incarne Rachida Dati a déclaré récemment que « rire, cela fait aussi partie de la politique ».
Dès lors, comment prendre encore au sérieux la parole publique ? Une parole est-elle une expression qui fait sens ? Le bon mot ne vaut-il pas déjà mieux que le mot vrai ?
Nos médias, qui nous ont habitués depuis bien des années aux petites phrases, seront-ils un jour en mesure de revenir en arrière, de revenir au fond des choses ?
Difficile à croire, vu que les politiques ont déjà pris le pli et construisent désormais leurs discours sur quelques petites phrases dont ils savent qu’elles resteront, et pas le reste du discours.
Pas étonnant que les humoristes aient le beau rôle dans cette histoire : leur métier consiste à produire des bons mots, quel qu’en soit le sens. Et, poussée par les médias, l’opinion publique a tôt fait de conférer à ces humoristes l’importance de personnalités appartenant à l’« élite de la nation ». Bigard sur le 11 septembre : scandaleux ! Dieudonné sur Israël : monstrueux ! Philippe Val publie les caricatures de Mahomet : formidable !
Qui sait que Philippe Val, avant de devenir directeur de Charlie Hebdo, et maintenant de France Inter, était un chansonnier, qui a arrêté ses études à 17 ans ? Celui qui est souvent invité, plusieurs fois par semaine, dans les plus grands médias hexagonaux, pour parler de politique, n’a même pas son bac !
Mais il se prononce sur tous types de sujets, de l’islamisme à la liberté d’expression en passant par la laïcité et le libéralisme. Et jamais son authentique métier, sa réelle formation, sa seule légitimité, humoriste, ne sont rappelés dans les portraits tous plus laudateurs les uns que les autres qui sont faits de lui. Au contraire, on le laisse déblatérer ses idées reçues et ses obsessions (notamment sur les islamistes et les antisémites, qui sont partout) et jamais on ne remet en cause sa légitimité pour parler de ces choses.
Parce que l’humoriste a désormais tous les droits, y compris celui d’être le roi dont les politiques sont devenus les bouffons. Mieux vaut en rire.
Jean Robin, fondateur des Éditions Tatamis.
Notes
1) Ils ont tué la télé publique, Éditions du journalisme continu, avril 2006.
2) Pascal Sevran.
3) Jean-Marie Bigard.
4) Le fameux dîner Al Smith.
5) Notamment au Saturday Night Live, ou au Daily Show de Jon Stewart.
Criticus, le blog politique de Roman Bernard.

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