L'autre jour, au métro Porte de Bagnolet, chargé comme un baudet, je voulais passer incognito le tourniquet. Sur les cinq machines, quatre étaient disponibles, et personne en vue s'apprêtant à les utiliser. Il me restait donc à me précipiter sur le seul qui était occupé. Le type devant moi, la cinquantaine, d'origine antillaise, avant de glisser son ticket dans la machine, était étrangement aux aguets. Très suspicieux et craintif, il regarde par intermittence ce qui peut se passer derrière lui. Ses inquiétudes se confirment, puisque poussant la porte, il se retourne, et me voit enjamber le tourniquet. Il vocifère tout de go :
- Ah, non !!! Achetez un ticket de métro !!! Y'en a marre à la fin !!! Merde !!! Je suis un abruti, ou quoi ?!!! Achetez un billet !!!
Il attire ainsi l'attention des guichetiers et des quelques passants. Visiblement pas très coopératif, je sors illico mon Pass Navigo, et le lui montre avec un large sourire : "Mais, j'ai mon ticket ! y'a pas de quoi s'énerver..." Je pose la carte sur le lecteur violet, et on entend la merveilleuse sonnerie qui valide mon titre de transport. Le visage déconfit, il lâche la porte (au passage, merci...), et se rend vers le quai. Prenant la même direction, je m'approche à trois mètres derrière lui, et lui demande :
- Pourriez-vous, s'il vous plaît, recommencer à crier comme tout à l'heure ?
Il me regarde, et n'ayant apparemment pas apprécié l'ironie, recommence :
- Achetez un billet !!! Moi, j'achète un ticket !!! Et, vous passez derrière moi ! Je suis un abruti ?!!! Moi, j'achète, et vous passez...
Comme il ne paraissait pas vraiment disposé à engager une conversation sereine, j'ai préféré, par politesse, laisser courir... Inutile d'envenimer la situation. Regrettant sincèrement de l'avoir secoué sans avoir pu lui donner une explication, je vais essayer de me rattraper ici.
Tout le monde a, ou plutôt, s'est trouvé dans la situation de devoir resquiller dans le métro. Certains font fi de l'interdit, et d'autres se resaississent, soit en acceptant les contraintes de l'achat : attente aux guichets (surtout en début et fin de mois), dépense, a posteriori souvent inutile. Ceux qui passent sans titre de transport s'exposant néanmoins à recevoir une amende (autour de 50 euros). D'autant plus que, généralement, la première fois, on se fait toujours avoir : les erreurs de débutant, comme on dit. Mais si lorsqu'on a resquillé deux ou trois fois sans se faire attraper, on est tenté de généraliser : "qui vole un oeuf, vole un boeuf", dit l'adage. Certes, mais c'est toujours une dépense en moins ! Glisser un ticket de métro assure juste à l'usager la tranquillité lors d'un contrôle. Donc, si on ne tombe jamais sur les contrôleurs, c'est effectivement idiot. Et, par conséquent, comme dans les affaires, on ne peut rien vous reprocher, tant que vous ne vous faîtes pas attraper ! On vous accorde volontiers que c'est cynique, mais bosser ("plusse") - et, je ne l'apprends à pesonne - c'est fatigant !
Après avoir évoqué le cas du contribuable ordinaire, voyons ceux que les "vertueux" appelle les "assistés". Il y a, entendons-nous le déplorer, des glandeurs. Et au grand désespoir des chantres du travail, on leur accorde - ô scandale ! - des droits ; notamment, celui de circuler "librement" et "gratuitement" dans le métro. Qu'arrive-t-il lorsqu'un "parasite" passe le tourniquet sans utiliser son Pass Navigo, si gracieusement accordé. Cela devient-il un délit ? Sur le principe, non ; puisque ça reviendrait à "gruger la gratuité". Toutefois, il faut savoir que celui qui contourne le tourniquet, même en ayant sur soi un titre de transport (dans son portefeuille ou son sac), peut recevoir une amende au motif d'"incitation à la fraude" ! Alors que détourner des millions en toute légalité...
Mais, revenons à nos moutons. En fait, pourquoi l'usager (quel que soit son statut) devrait ouvertement à présent - sauf à être "abruti", selon le terme employé par notre brave homme - se permettre de ne plus enregistrer son passage (au moins, avec le pass, voire avec un ticket ) ?
L'information elle-même est passée presque inaperçue, noyée par le flot des actualités mondiales. Le 31 janvier 2009, le site Rue 89 nous apprend qu'un riche industriel, qui arrose généreusement certains réprésentants de l'Etat, a passé des accords commerciaux avec la RATP. Il a obtenu un "partenariat" pour la diffusion de ses journaux "gratuits" (Direct matin, Direct Soir) dans l'enceinte du métro, au détriment de ses concurrents (Métro et 20 minutes). De plus, il a négocié commercialement, avec cette entreprise publique, les fichiers des Pass Navigo. Donc, pas si "gratuits" que ça, la "gratuité des transports" (pour les assistés), ni non plus les journaux "gratuits" - puisque c'est le service d'entretien de la RATP qui doit se coltiner - se ramasser - le ramassage (d'ordures, donc) de cette presse qui chante quotidiennement les bienfaits du capitalisme en louangeant ses laquais, et qui finit par traîner sur les sièges et parterrre. Du gratuit qui rapporte, en somme...
Le privé et le public marchant de plus en plus naturellement main dans la main, on notera également que la RATP, de son côté, s'était bien gardée de mettre en évidence que pour conserver son anonymat, l'usager devait quant à lui débourser, au moment où il décline benoîtement ses coordonnées, la somme de cinq euros. Bien que le fichage généralisé commence à entrer insidieusement dans les moeurs, si modique fut cette somme, elle n'en aurait pas moins été choquante, car c'est l'équivalent du pointage à l'usine... Il y a fort à parier, dans cet ordre d'idées, que l'on verra proliférer les écrans de télévision dans les stations de métro, comme à Europe ou... Arts et Métiers ! Et pourquoi pas, de temps à autres, quelques spots publicitaires - toujours mieux ciblés - pour agrémenter les attentes ? Alors, franchement : qui incite qui à la fraude, hein ?!
par Albin Didon
www.rue89.com/2009/01/31/bollore-censure-le-monde-le-business-passe-avant-linfo