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parti

Publié le 15 septembre 2007 par Didier T.

Je "profite" de son départ ailleurs pour vous livrer un texte que j'ai écrit il y a un peu plus de deux ans. Un texte qui parlait d'un de ses comparses :
Il a la joue posée sur sa main. Non pas les doigts tendus pour aller jusqu’à son oreille, mais repliés, comme si quelque chose le grattait.
Sa main est surtout là pour supporter le poids de sa tête. Elle penche d’ailleurs, côté droit, est-ce que tout le poids de ce qu'il créait se trouvait de ce côté là ?
Et ce sourire ! Ce rictus idiot que tout le monde a longtemps pris pour l’accompagnateur docile du petit Jacques, pas le grand non ! Celui des dimanches de mes années soixante-dix, celui qui m’accompagnait pendant que le gigot finissait de refroidir dans mon assiette, pendant que les haricots verts que je détestais alors, en devenant plus froids, s’enrobaient de graisse tiède, perdaient leur couleur brillante et devenaient verdâtres.
Pendant que mon frère, déjà grand, avait déjà le droit de quitter la table, de partir avec son survêtement Adidas orange, son casque repeint avec des ailes dorées (très mal dessinées) pour enfourcher son Piaggio, on l’appelait " le Ciao ", un au revoir à Papa et Maman, un bonjour aux copains, et aux copines. Pendant que moi, délaissant mon assiette, j’avais le droit d’aller m’asseoir dans le salon, regardant le Jacques et sa bande dire leurs pitreries.
Mais finalement, j’adorais ces dimanches-là. Ceux où je ne devais pas avoir à embrasser ma grand-mère, ceux où je ne devais pas manger vers seize heures le sempiternel sandwich au saucisson, dont il ne me reste que le souvenir du pain rassis qui me coupait le palais.
Ces dimanches où mon père en profitait pour dormir, dormir et encore dormir, pour se reposer d’une semaine qui ressemblait par avance à la prochaine. Ces semaines, qui finalement remplissaient chaque jour nos assiettes de viande et de légumes, ces semaines qui offraient l’essence de la mobylette, la peinture pour le casque, les bonbons pour pouvoir regarder la télé, quand le temps était encore loin de pouvoir les remplacer par une cigarette.
C’était un amuseur. Un amuseur public. Il ne fit pas rire grand monde finalement. Il faisait partie d’une équipe de drilles, qui occupaient ces satanés dimanches comme les rond-points occupent nos croisements. On tourne autour, mais ne nous empêchent pas de continuer notre route.
Et pourtant, grâce à lui, je fais souvent plusieurs fois le tour du carrefour, pour ne pas oublier que je peux décider à tout moment du chemin à prendre. Je tourne aussi autour de cette espèce d’énorme grain de beauté qui trônait entre ses deux sourcils, stigmate annonciateur du cancer qui allait le ronger, qu’il devait voir tous les jours comme une pointeuse, celle qui l’obligeait à écrire, à parler, à hurler toute la connerie du monde, avant que son temps ne se termine, en silence, dans l’indifférence d’une intelligence supérieure et si dérangeante qu’elle ne fit jamais l’effet de la mort d’un Coluche ou d’un Balavoine.
Il n’a rien fait de grand finalement, mais il m’a fait grandir.
Et tous ses écrits dont il ne reste rien, sauf quelques livres jaunis qui quelquefois repassent entre les mains de ceux qui comme moi n’aimaient pas les gigots, n’ont pas créé de fan club, n'ont pas fait couler de larmes, n’ont pas rendu les foules hystériques le jour de son décès. Il n’a pas créé les restaurants du cœur, il a juste fabriqué en le sachant sûrement la cantine de l’âme. On n’y mange pas les restes de la charité des autres, mais on y goûte plutôt à la merde de l’esprit, celle qui nous fait comprendre que notre vie n’est rien, qui nous fait prendre conscience de notre propre inconscience, celle de vivre sans même s’en rendre compte. Et tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a écrit, tout ce qu’il a parlé (il n’a jamais chanté), s’est inscrit dans quelques pauvres cerveaux, qui tous les jours y pensent, orientent leur vie, comme s’il regardait d’en haut et jugeait nos actes, avec ce sourire narquois qui n’amuse plus personne. Je crois qu’il savait déjà ce qui allait se passer.
Il a bien fait de partir.
Mais il est mal parti. Il n’a pas enfourché de moto, il n’aimait pas ça je crois. Il ne s’est pas vautré dans un quelconque hélicoptère, dans un quelconque coin de désert où personne n’ira. Il s’est juste éteint en crachant tout son sang, sûrement dans une chambre parisienne, il s’est éteint avec cynisme, sans panache. Dommage. Il aurait dû être un guide, il n’a été qu’un pauvre apôtre prêchant dans la vide.
Pierre D.
Publié par les diablotins

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