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Venise ou le déclin d’une puissance maritime et financière

Publié le 12 mai 2009 par Infoguerre

Comment une puissance maritime et financière comme Venise a-t-elle amorcé son déclin à partir du XVIème siècle et capitulé à la fin du XVIIIème siècle ? Peut-on comparer sa stratégie de puissance à celle menée actuellement par l’Emirat de Dubaï et ainsi tirer des leçons du déclin de la Sérénissime ?

Grâce à sa situation géographique stratégique entre les mondes francs et byzantins, Venise a su mettre en place une stratégie de conquête du commerce en Méditerranée en profitant des croisades, et notamment de la 4ème, pour développer son service de transport et contrôler des points d’appui portuaires dans l’ensemble du bassin méditerranéen. La Sérénissime s’impose ainsi en tant que puissance maritime et financière dès le XIème et jusqu’au XVème siècle, cela grâce à deux atouts majeurs. Tout d’abord des droits d’exemption dans les ports - en commençant par l’empire byzantin puis dans le reste de la Méditerranée - ainsi que des entrepôts de stockage dans certains ports qui lui permettent de bénéficier de marges de manœuvre financière. Ensuite, la maîtrise des documents et techniques bancaires (les primes d’assurance, les taux de fret, les chèques mais surtout les lettres de change et la spéculation financière) qui encouragent les échanges commerciaux tout en tissant un réseau financier subtil incluant banquiers, souverains et papes.

Seulement, à partir du XVIème siècle, Venise voit son emprise sur le bassin méditerranéen décliner à cause de trois facteurs majeurs :

Premièrement, les affrontements avec la puissance turque dont l’échec de 1538-1540 qui amène la perte de Nauplie, de la Malvoisie et des autres îles de l’Egée ; puis de Chypre en 1570 d’où Venise tirait avec abondance sel, sucre et coton. La Sérénissime tente en vain de reprendre l’île en s’engageant dans une nouvelle Sainte Ligue aux côtés de l’Espagne mais échoue malgré le succès de Lépante (1571). Elle abandonne en 1573, militairement et financièrement épuisée. Puis, c’est la guerre pour la Crête de 1645-1669, que Venise détenait depuis 1204, mais elle capitule après 21 ans de siège à Candie (Héraklion). Enfin, après avoir récupéré en 1683 la Morée, Santa Maura et les bouches de Kotor, la Sérénissime se ruine dans le redressement de la Morée qu’elle entretien au-dessus de ses moyens. Les Ottomans mettent fin aux ambitions vénitiennes en Méditerranée orientale, matérialisé par la perte de la Morée en 1716.

Deuxièmement, la montée des Etats-nations notamment dans l’industrie lainière qu’avait développé Venise pour diversifier son économie. Ainsi après avoir dominé le marché, la Sérénissime se voit submergée par les concurrences hollandaises, anglaises et françaises moins chères. Elle souffre des conceptions mercantilistes dominantes au XVIIème siècle qui engendrent la mise en place de mesures protectionnistes qui sont plus à même de réguler leur demande. De plus, victime de crises bancaires à répétition et étouffée par une classe dirigeante en diminution qui la maintien en dehors des courants novateurs, la Sérénissime a du mal à faire face à cette nouvelle concurrence qui ne cesse de se développer au travers d’innovations technologiques.

Troisièmement, le basculement du centre de gravité mondial de la Méditerranée vers l’Atlantique marginalise de fait Venise dont la position très orientale devient un désavantage majeur. En effet, pour atteindre les nouveaux centres du commerce mondial, la route s’avère à la fois plus longue et plus compliquée puisque les Vénitiens choisissent de ne pas renoncer à leurs galères, inadaptées à la navigation dans l’Atlantique. Venise est ainsi pénalisée par son refus d’innover en matière de construction navale.

Ainsi, Venise a été victime de la dispersion de ses implantations lors de ses affrontements avec une puissance aux moyens militaires supérieurs, mais également de son manque de ressources propres et de sa dépendance envers les marchés étrangers. De fait, malgré une légère stratégie de diversification, la Sérénissime n’a pas su faire face à une concurrence des Etats-nations qui bénéficiaient de leviers d’innovation (Provinces Unies, Angleterre et France) mais aussi et surtout d’un marché interne encadré par une politique protectionniste qui le rendait impénétrable. Ce déclin a abouti à la capitulation de Venise au travers du traité de Campoformio en 1797, elle est alors donnée à l’Autriche puis est récupérée par la France.

L’exemple vénitien peut-il être transposé dans le monde actuel ? En effet, l’Emirat de Dubaï semble partager avec Venise un profil commun dans le sens où ces deux Etats s’imposent en tant que puissances maritimes et financières. De plus, ils sont tous deux localisés à des carrefours stratégiques et disposent d’une population relativement limitée en nombre et très cosmopolite. Ils sont dépourvus de ressources naturelles et industrielles. Venise pour sa part ne dispose pas de l’espace nécessaire pour l’agriculture, possède seulement des ressources en sel et a développé une faible industrie lainière et vitrière (miroirs). Concernant Dubaï, la ville ne détient qu’une petite partie des ressources pétrolières des Emirats Arabes Unis (Abu Dhabi concentrant 90 % de celles-ci), son potentiel agricole est quasi-nul, mais l’Emirat a tout de même su créer une industrie de l’aluminium avec Dubal et une industrie de désalinisation conséquente.

Dubaï s’inscrit également dans une politique de « conquête » externe semblable à celle menée par Venise. Alors que la Sérénissime tisse son réseau d’appuis portuaires dans le bassin méditerranéen, Dubaï s’offre le contrôle de nombreux ports internationaux au travers de Dubaï Ports World qui s’est  hissé au 4ème rang mondial grâce à l’acquisition de l’opérateur de manutention et de logistique CSX en 2005 et la compagnie P&O en 2006. DP World opère ainsi une vingtaine de grands ports couvrant l’Arabie Saoudite, Djibouti, l’Inde, la Roumanie, Hong Kong, la Chine, l’Australie et les Etats-Unis.

Avec l’acquisition de P&O, Dubaï se trouve à la tête de six des plus importants ports des Etats-Unis (Philadelphie, Baltimore, La Nouvelle-Orléans, Miami et Newark). Ceci a déclenché un sentiment protectionniste au sein de l’élite politique américaine. Ainsi Dubaï pourrait connaître le même sort que Venise, victime d’une volonté de préservation nationale de la part de ses clients.

Afin de surmonter cet obstacle, l’Emirat ne devrait-il pas apparaître moins conquérant dans sa politique d’expansion portuaire et ce d’autant plus que la crise financière actuelle pourrait renforcer des mesures protectionnistes ?

FM

Sources :

Philippe Braustein, « Venise, un empire sur la mer » in Les collections de l’histoire hs nº8, Paris juin 2000, pp. 28-33.

Jean Delumeau, L’Italie de la Renaissance à la fin du XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin 1974.

Guiliano Procacci, Histoire des Italiens, Paris, Fayard 1998.

A lire également sur Venise : La pénétration économique des Vénitiens dans l’empire Byzantin du Xe au XIIe siècle


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