Au pied du Nanga Parbat

Nous prenons notre repas de « midi » alors qu’il est déjà près de seize heures. Du foie grillé, des beignets de légumes, de la tomme de Savoie apportée de France, du raisin noir et des pommes vertes. Nous préparons les affaires à laisser au village de Tarshing, les porteurs se répartissent les sacs à emporter au camp de base. Karim et Taj, nos guides pakistanais, ont beaucoup de mal à canaliser l’enthousiasme de tous les éléments mâles du village qui veulent tous porter. Il faut s’entendre avec « le chef » pour la pesée des bagages, des tentes, des denrées et du matériel culinaire, pour le nombre syndical de porteurs et d’ânes. A lui de répartir le travail entre les familles du coin afin de ne pas léser un clan et d’avantager les plus faibles. Deux tout jeunes adolescents sont engagés comme porteurs ; l’un a peut-être treize ans l’autre onze. Ils porteront peu, autour de dix kilos chacun, mais j’y suis sensible. Il est impossible pour nous d’entrer dans les considérations économiques locales et dans les relations de clans, mais quand même. Nous partons à pied avant la fin des transactions et c’est entre une haie de nombreux aspirants porteurs que nous sortons du bâtiment.

La marche nous mène « sur le glacier ». J’imaginais de la neige durcie comme au Mont Blanc. Pas du tout ! Il s’agissait bien de glace, mais très vieille, remplie d’impuretés raclées sur la coulée et surmontée d’une couche de pierres et de graviers. Nos pas ne se posent donc pas sur la glace elle-même mais sur cette croûte qui ressemble à une piste ordinaire. Ce n’est que dans les pentes que l’on aperçoit la glace grise qui affleure. Un ruisseau sourd parfois de la paroi et s’étale en flaques dans les creux quand le soleil donne trop fort.

Nous campons sur un pré d’école à 3090 mètres. Le repas se fait attendre car nous sommes arrivés tard. Un tarot se commence donc, il est vite interrompu par une fumerie. L’un des chauffeurs, Edel-beau-mec, se met sous la tente mess pour préparer sa cigarette de haschich, et certains profs s’exclament de joie. Hors de chez eux, ils se comportent comme des adolescents transgressant la loi du père. C’est révélateur du degré de responsabilité de la génération, la nouvelle tout comme celle chargée de les éduquer : tout dans la revendication, rien en contrepartie. Enfants gâtés, éternels « moi, je ». Je n’en fais pas une généralité mais je constate le tropisme ado évident des profs présents dans le groupe. Est-ce le métier qui déforme ? Au lieu d’élever, on se met au niveau ?

Le village autour de nous s’éveille avec le jour. On entend de loin piailler les « one pen ». Les aides arrivent devant chaque tente avec le thé. C’est gentil. Au sortir de la tente, alors que le soleil émerge à peine des crêtes, les femmes aux voiles vivement colorés, rose ou fuchsia, sont déjà aux champs, à ramasser de l’herbe ou des légumes. Quelques ânes mâchonnent leur foin en brayant. Les porteurs sont partis si vite hier soir qu’ils n’ont que ce qu’ils ont sur le dos. Aujourd’hui, ils sont allés chez eux chercher les ânes. Les tous jeunes adolescents qui portaient hier ne portent plus : ils conduisent les bêtes. J’aime mieux cela. L’âne gris appartient à Peter Pan, un jeune ânier qui ressemble physiquement au personnage de Disney. Un autre ânier est le Collégien anglais, un 16 ans blond au teint clair que nous appelons ainsi car il ne déparerait pas une public-school. Son ami, très brun de peau, a plutôt le type indien.

Nous partons parmi les champs et les villages. Les femmes se détournent au passage des mâles étrangers. L’islam y est sévère, les femmes sont réputées insatiables et couver Satan en elles ; à leur mari de les tenir. Le meilleur moyen est de les voiler, puis de les engrosser à répétition tout en les faisant bosser du matin au soir… Seules les petites filles sont encore libres, ludions jolis. Les garçons doivent être à l’école car nous n’en voyons que très peu. Le chemin s’élève régulièrement et constamment. Le sentier est pénible aux chevilles et aux genoux lorsqu’il est en dévers. Nous croisons quelques ânes chargés de bois ; le déboisement de la vallée continue pour la cuisine et le chauffage, au détriment de sa croissance durable, luxe de riche…

Au-delà des villages, lorsque l’altitude est trop haute pour habiter encore, nous arrivons au « camp polonais », nommé ainsi par les alpinistes du Nanga Parbat. C’est un pré resserré entre deux pentes où glougloute un ruisseau. Suit une grande descente poussiéreuse au bas de laquelle s’ébattent des vaches et des moutons. J’ai plaisir à marcher sur l’herbe à ras broutée. Un vieux berger et deux petits garçons s’occupent de surveiller les bêtes.

Nous allons jusqu’au-delà d’un lac glaciaire, sur un pré plat où serpente la rivière. Des saules y poussent. Le Nanga Parbat, massif, caché dans les nuages mais deviné, domine le paysage en l’oppressant un peu. Les ânes sont débâtés, le cuisinier installe sa tente pour faire chauffer la soupe. Les porteurs s’égaillent par petits groupes pour manger et se coucher pour la sieste où ils veulent, par affinités. Après la tomme de Savoie et le pâté de chevreuil sur des chapatis au goût de papier, nous reprenons la route pour le glacier en fond de vallée. Le terrain est sableux, planté de résineux et de curieux buissons taillés comme des poufs. Le soleil se voile et se dévoile comme une grande coquette cet après-midi. En levant la tête, nous pouvons apercevoir par instant une gigantesque arête glacée émergeant des brumes. C’est le sommet du Nanga Parbat qui domine la vallée de son massif brutal.

Le camp est installé dans un pré bien abîmé, en partie sableux, en pente. Nous sommes au camp de base officiel de Shaigari, à 3800 mètres d’altitude.

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