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L'Espagne et ses traditions barbares

Publié le 22 mai 2009 par Thedailyplanet

Dans de nombreuses fêtes de village, taureaux, chèvres, oies ou coqs sont les vedettes malgré elles de spectacles d'une grande cruauté. Une coutume qui suscite un rejet croissant.

Les Espagnols se vantent souvent des progrès accomplis par leur pays en peu d'années et sont fiers que l'Europe ne finisse plus aux Pyrénées, comme on disait autrefois. Le fait que l'on reconnaisse à l'étranger ce chemin parcouru vers la modernité et le civisme contribue certainement à alimenter cette fierté. Mais cette évolution n'a pas touché certaines fêtes populaires, où des milliers d'animaux continuent d'être torturés dans d'étranges divertissements collectifs souvent fortement alcoolisés. Ces pratiques, que certaines communes ont déjà adoucies ou abolies, perdurent dans beaucoup d'autres localités au nom d'une culture douteuse. Lorsqu'il s'agit de maintenir les traditions les plus barbares, on n'aime pas que les étrangers observent, donnent leur opinion ou émettent des critiques. Qu'est-ce qu'ils y comprennent, d'abord ? Et les autochtones sont même capables de s'en prendre à leurs voisins s'ils manifestent du dégoût pour ces spectacles. En septembre, les fameux lanceros de Tordesillas (dans la province de Valladolid, dans le centre de l'Espagne) ont mis à mort le taureau Valentón. Après avoir été pourchassé dans les rues de la localité, l'animal a traversé le pont qui enjambe le fleuve Douro et a pris la fuite à travers champs. Mais là-bas l'attendaient des lanciers, qui l'ont transpercé à mort. Impossible de vérifier si les choses se passent réellement comme le racontent ses bourreaux, car ils ne permettent pas aux étrangers d'approcher du taureau ni de prendre des photos lorsqu'ils lui donnent le coup de grâce, ni lorsqu'ils l'embarquent dans un camion, la queue coupée, pour le ramener au village. Les associations écologistes estiment qu'il est plus que temps de faire de ce type de manifestations une question de “dignité nationale” et de cesser de se “ridiculiser”. Elles savent aussi qu'elles se heurtent non seulement à la sacro-sainte tradition, mais aussi aux intérêts des autorités locales, peu désireuses de lâcher le business de la fête.

La maltraitance ne fait pas de différence entre les animaux : il y a des coqs et des oies décapités, des plumes arrachées, des cornes coupées, du sang versé, des viscères arrachés, des porcs, des chèvres et des ânes stressés. Tous ces animaux contribuent à perpétuer d'anciens mythes associés à la fertilité et la virilité. En Espagne, ce sont les bovins qui ont la préférence des gens, que ce soient des taureaux de 500 kilos ou d'infortunées vachettes qui se vident de leur sang au milieu de clowns toreros. Et s'ils ont tant de succès, c'est que dans les encierros [lâcher de taureaux dans les rues] les plus célèbres comme les plus modestes, l'argent public coule à flots. “Les Anglais aussi avaient l'habitude d'affronter les taureaux, mais ils ont mis fin à ces pratiques il y a longtemps. Ce qu'on ne voit dans aucune république bananière, on le voit en Espagne : dans ce pays, les députés débattent au Parlement de la façon dont on doit maltraiter un taureau dans l'arène”, s'emporte Manuel Cases, vice-président de l'Association pour la défense et les droits des animaux (ADDA), l'une des organisations qui milite depuis le plus longtemps contre ces pratiques. Les écologistes précisent aussi que beaucoup de ces spectacles que l'ont dit traditionnels n'ont que trente ou quarante ans d'existence. Très peu remontent à plusieurs siècles. “Le rejet social est de plus en plus grand, mais ce sont les municipalités qui décident en dernier ressort”, assure Theo Oberhuber, de l'association Ecologistas en Acción. Et comment attendre d'une mairie qu'elle prenne l'initiative d'interdire des festivités qu'elle subventionne – quand elle ne les finance pas intégralement ?

Dans les petits villages, aucun maire n'oserait contrarier les habitants au sujet de “leur” fête. Et ceux qui désavouent ces coutumes se taisent. “Les grands partis politiques font toujours la même chose : lorsqu'ils sont dans l'opposition, ils promettent une loi nationale contre les mauvais traitements infligés aux animaux, mais une fois au pouvoir, ils ne s'en souviennent plus”, dénonce Manuel Cases. La tradition justifie-t-elle tout ? “La tradition est la culture des villages. C'est pourquoi ils se rebellent lorsqu'on veut les en déposséder”, explique Javier Marcos, professeur d'anthropologie sociale à l'université d'Ex­tré­madure. “L'Espagne a longtemps été un pays rural où les animaux ont toujours été très présents. Chacun avait une valeur symbolique. Par exemple, dans la tradition judéo-chrétienne, les coqs sont liés à la masculinité. Presque toutes ces fêtes ont une valeur génésique, reproductrice, de fertilité.”

Le contexte dans lequel se déroulent ces manifestations a son importance. “C'est la conjonction de plusieurs facteurs qui fait que les gens s'amusent, poursuit le professeur Marcos. Il y a d'abord une tradition liée à un contexte précis, à un rituel, qui ne se produit qu'une fois par an, ce qui en fait quelque chose d'exceptionnel. Ce rituel serait critiqué et combattu s'il avait lieu en dehors de cet espace-temps. Ensuite, ces animaux maltraités sont des boucs émissaires que l'on charge symboliquement des maux socioéconomiques, de sorte que la société se purifie métaphoriquement en imputant ces maux à l'animal. On peut aussi dire, avec certaines réserves, que ces fêtes représentent le triomphe du rationnel, de l'humain, sur la bête, sur ce qui est sauvage et que l'on ne peut maîtriser.” Deux caractéristiques du monde actuel favorisent selon lui la survivance de ces spectacles : “Les gens ont une curiosité malsaine, ils sont attirés par le spectaculaire, et ils reproduisent les modèles fournis de la société la plus actuelle, à savoir la violence et le rapport dominants-dominés.” Beaucoup ne sont pas convaincus par l'argument de la tradition. “Aller dans le village voisin tuer les hommes et violer les femmes était aussi une tradition”, réfléchit le neurologue Alberto Ferrús, du Conseil supérieur de recherche scientifique [CSIC, l'équivalent du CNRS]. “Un taureau est un mammifère, il est assez semblable à l'homme. Bien sûr qu'il souffre : son système nerveux est très développé. Une blessure est un traumatisme pour lui comme pour nous, et un harcèlement continuel est un stress énorme”, explique-t-il. Si les animaux souffrent plus ou moins comme les humains, pourquoi cela amuse-t-il les gens ? “Ce n'est qu'un atavisme primitif et vandale”, juge Alberto Ferrús. Peut-être, mais alors, en Espagne, nous collectionnons visiblement les atavismes vandales. Et nous leur faisons traverser les siècles. “Nous sommes des barbares du fait de notre histoire, mais aussi parce que nous avons eu des gouvernements très permissifs qui ont toléré toutes ces choses. Pourquoi ne se mettent-ils pas d'accord pour les éradiquer ?” demande Manuel Cases.

Le monde de la tauromachie est opposé à ces fêtes

L'exemple de localités qui ont mis fin à la barbarie montre que l'histoire et la tradition peuvent être changées. A Muñana, un petit village de la province d'Avila [centre de l'Espagne], les vieux se souviennent des courses de coqs où les jeunes qui passaient à la toise pour faire le service militaire devaient montrer leur bravoure, montrer qu'ils étaient devenus des hommes. Lancés sur un cheval au galop, ils arrachaient la tête à des coqs vivants accrochés par les pattes à une corde tendue en hauteur. “On a arrêté de le faire il y a une quinzaine d'années. Aujourd'hui, il n'y a plus que les jeunes les plus ‘Cro-Magnon' qui regrettent cette coutume”, raconte une jeune fille qui préfère taire son nom. Lorsque ce petit jeu a été interdit, certains se sont défoulés en organisant des courses de coqs dans des propriétés privées, loin des regards de la Guardia civil [gendarmerie]. Mais même cela ne se fait plus aujourd'hui. A Manganese de la Polvorosa, dans la province de Zamora [ouest de l'Espagne], il y a des années qu'on ne jette plus de chèvre du haut du clocher. L'animal a été remplacé par un mannequin en tissu et des feux d'artifice. Et, au dire de plusieurs habitants, la fête n'a rien perdu de sa vigueur.

Les écologistes ont dans le collimateur trois fêtes très populaires dans lesquelles interviennent des taureaux : celles de Tordesillas, de Coria, dans la province de Cáceres [sud-ouest de l'Espagne] et celles de Medinaceli, dans la province de Soria [centre de l'Espagne]. Mais dans toute l'Espagne, on organise des encierros, on lâche des taureaux dans les rues, on leur place des torches enflammées sur la nuque, on les attache avec des cordes, on leur plante des lances ou des banderilles. “Dans le monde de la tauromachie, beaucoup sont contre ces fêtes”, assure Manuel Cases. Son association, l'ADDA a toujours fait la distinction entre les corridas et les autres “traditions” impliquant des animaux, “non pas tant en raison du degré de cruauté, qui peut être équivalent, mais de la possibilité de les éradiquer”.

Certains des slogans utilisés par les écologistes pour combattre ces fêtes rappellent aux habitants qu'ils n'ont même pas de bibliothèque et qu'ils parlent de maltraiter un animal comme d'un moyen de préserver leur culture. Mais ils ne font pas mouche. “Ces spectacles disparaissent à un rythme très lent, surtout lorsqu'ils ont pour vedettes des taureaux”, regrette Theo Oberhuber. S'il n'est pas facile d'affronter une foule enflammée par la fête, et bien souvent par l'alcool, les règlements sont habituellement respectés. C'est ainsi qu'ont pu cesser certaines aberrations qui n'avaient même pas pour elles d'être des traditions. La pression des associations de défense des animaux qui, bien que peu aidées, manifestent année après année dans les villages organisant les fêtes les plus controversées, a également porté ses fruits. Leurs militants ne manquent pas de courage. Parfois, comme cela a été le cas à Tordesillas, le bus qui les transporte est escorté par la police, et les forces de l'ordre sont plus présentes que pendant les fêtes, lorsque l'alcool coule à flots et que plus personne n'ose s'aventurer dans ce guêpier.

Carmen Moràn, El Païs


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