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Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie

Par Edgar @edgarpoe

Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie Un très bel essai. Court, parfois complexe - de nombreux passages m'ont échappé, qui renvoient à d'autres travaux ou auteurs dont je ne suis pas familier - il permet de poser de très bonnes questions et de retenir quelques conclusions.

L'une des plus fortes sans doute est que la démocratie est une métaphysique radicalement athée (il n'emploie pas ce terme). Il la définit comme "un régime de sens dont la vérité ne peut être subsumée sous aucune instance ordonnatrice, ni religieuse, ni politique, ni scientifique ou esthétique, mais qui engage entièrement l'"homme" en tant que risque et chance de "lui-même", "danseur au dessus de l'abîme" pour le dire de manière paradoxale et délibérée en termes nietzchéens." Ce paradoxe expose parfaitement l'enjeu : la démocratie est aristocratie inégalitaire."

Posée comme ceci, la démocratie est une conception du monde. Une conséquence directe de cette façon de voir et de comprendre les choses est que la démocratie est, au fond, un communisme. Il n'y a pas de volonté démocratique là où ne prévaut pas, avant toute question de distribution matérielle de biens, la volonté de vivre ensemble (La démocratie veut dire que ni la mort ni la vie ne valent par elles-mêmes, mais que vaut seulement l'existence partagée en tant qu'elle s'expose à son absence de sens ultime comme à son vrai - et infini -sens d'être).

Est-ce que, pour autant, si la démocratie est une conception du monde qui engage à ce point, la politique est tout ? Non. Nettement, Jean-Luc Nancy expose une conception que l'on pourrait dire libérale du monde, non point en un sens étriqué où l'homme se voit garantir une liste restreinte de droits, mais une conception du monde où la démocratie préserve chacun de la fusion avec tous. Il y a de l'incommensurable en chacun, une part d'infini (que Nancy appelle dans un passage "l'incalculable"), qui échappe à la mise en commun qu'est la politique : "l'élément dans lequel l'incalculable peut être partagé a pour nom l'art ou l'amour, l'amitié ou la pensée, le savoir ou l'émotion, mais non la politique - en tout cas la politique démocratique. Celle-ci s'abstient de prétendre à ce partage, mais elle en garantit l'exercice."

La démocratie souffre d'ailleurs d'attentes excessives à l'égard du politique : "C'est de l'attente d'un partage politique de l'incalculable que provient la déception dans la démocratie". Le bonheur, la plénitude, ne peuvent venir de la république, de l'état ou de la nation.

Dans le même temps, la condition démocratique de la république, de l'état ou de la nation est nécessaire au bonheur et à la plénitude.

La leçon de mai 68 selon Jean-Luc Nancy, originale, profonde, et encore d'actualité, c'est d'avoir compris - sauf dans le slogan, qu'il rejette "tout est politique" - que la démocratie est le pouvoir qui ne se revendique que d'un vouloir commun ("l'"autorité" ne peut être définie par aucune autorisation préalable (institutionnelle, canonique, normée), mais peut seulement procéder d'un désir qui s'y exprime ou qui s'y reconnaît".)

La démocratie est donc vivante et elle exige que la politique ne se mêle pas de tout ("la politique doit se comprendre dans une distinction - et un rapport - avec ce qui ne peut ni ne doit être assumé par elle [...] parce que cela doit êtr pris en charge par tous et chacun selon des modalités dont il est essentiel qu'elles restent diverses, voire divergentes, multiples, voire hétérogènes".)

Cette notion est importante : la démocratie doit laisser une part au non-politique car le politique est un lieu où tout devient négociable et, d'une certaine façon, équivalent, exactement comme le capitalisme tend à établir une équivalence générale de tout.

Pour ménager les espaces nécessaires aux individus en tant qu'ils sont uniques, il faut laisser place à l'incommensurable :"il s'agira de trouver, de conquérir un sens de l'évaluation, de l'affirmation évaluatrice qui donne à chaque geste évaluateur - décision d'existence, d'oeuvre, de tenue - la possibilité de n'être pas lui-même d'avance mesuré par un système donné, mais d'être au contraire, chaque fois, l'affirmation d'une "valeur" - ou d'un "sens" - unique, incomparable, insubstituable".

Je crois que cette dernière citation, qui peut paraître abstraite, est illustrable au contraire très prosaïquement : quand un étranger en situation irrégulière est expulsé non pas parce que des policiers et un juge ont trouvé que sa situation le rendait expulsable, mais parce que des quotas l'exigent, et l'étranger et les policiers et le juge ne sont que des instruments, des objets, interchangeables, des pions d'un système qui les dépasse tous et qui ne leur ménage aucun espace, et qui, au fond, se méfie également de tous et de chacun d'entre eux.

Un corollaire des définitions de la politique et de la démocratie selon Jean-Luc Nancy, qui me le rend particulièrement aimable, est que la démocratie ne peut s'apprécier à partir des fins qu'elle vise, des objectifs qu'elle se donne. Définie comme un moyen de vouloir ensemble tout en ménageant une place à chacun, la démocratie ne peut se voir assigner d'autre tâche que de constater quelle politique sort de la volonté collectivé à un moment donné et en un lieu donné ("avant tout, la politique doit être reconnue distincte de l'ordre des fins").

Je m'arrête là. Ce livre est riche, parfois un peu ardu car elliptique, mais vaut vraiment la peine de s'y plonger et de s'y replonger, il invite à la réflexion sans asséner de conclusions.

Rien sur l'Europe ? Une citation pas plus explicitée, mais qui est l'évidence même. Evoquant le contexte politique de 68, Nancy écrit que "l'Europe ne discernait pas à quel point elle n'était plus ce qu'elle avait cru être ni peut-être non plus à quel point elle ne pouvait devenir ce qu'elle s'efforçait pourtant d'engendrer : l'"Europe" comme entité spirituelle et comme unité géopolitique".


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