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La victoire en pleurant

Publié le 25 mai 2009 par Innommables

 sans domicile

Il est parfois de toutes petites victoires, dérisoires aux yeux du plus grand nombre, qui te laissent en bouche un arrière-goût de vomi rance et qui, malgré tout, te mettent en joie et permettent à ton coeur de s’envoler comme un faucon (vieille métaphore indienne remise au goût du jour par Ludwig Von 88 et popularisée par le chef  Peau de la Vieille Hutte dans Little Big Man, et dis donc, vise un peu l’étalage de sous-culture dont je fais preuve dans une seule et unique parenthèse).

Pour une modeste infirmière chargée d’éponger, chaque jour, le trop-plein de mauvais vin régurgité par une centaine de "sans domicile fixe" chômeurs et toxicomanes, ce qui s’est passé ce matin relève du triomphe absolu, du succès sans précédent, l’équivalent professionnel d’un Austerlitz ou d’un Wagram napoléoniens.

Ne ris pas.
Tu vas comprendre.

Je crois t’avoir déjà vaguement parlé de ce vieux monsieur qui, après vingt années de misère et de maltraitances diverses et variées, avait fini par atterrir entre les griffes mains bienveillantes des dirigeants de notre foyer d’hébergement.
Comme le dit souvent Monsieur le Directeur à qui veut l’entendre: "ici, m’âme Tripoux, on a des valeurs. On ne badine pas avec l’humain. On s’engage, ou on dégage, et à ce propos, on serait bien inspirés d’envoyer notre belle jeunesse en quête de sens et tristement désoeuvrée faire un stage en foyer d’hébergement, c’est moi qui vous le dis."

Monsieur le Directeur, que ses ouailles surnomment affectueusement "Dieu" ou "Papa", aime à rappeler les fondements de notre engagement professionnel, les commandements du travail social gravés dans le marbre de son bureau de directeur.

"Ici, m’âme Tripoux, on envoie les salariés dûment munis de pancartes en 4 X 3 en première ligne des manifestations contre les expulsions de sans-papiers, parce qu’on ne rigole pas avec la souffrance des faibles.
On fait circuler tout ce que le web diffuse comme pétitions, parce que, n’est-ce pas, les petits ruisseaux font les grandes rivières, et que pierre qui roule à l’eau qu’à la fin elle vole un oeuf (je crains, m’âme Tripoux, que cette dernière phrase ne veuille pas dire grand-chose).
On a de qui tenir, et je vous rappelle que notre association fonde son action sur les valeurs de l’Evangile, même si notre filiation religieuse a dû être quelque peu passée sous silence afin de soutirer à l’Etat les juteuses et indispensables subventions qui nous permettent d’apporter du réconfort aux miséreux.
On n’hésite jamais à fignoler de petits arrangements avec la loi, m’âme Tripoux, vu que vous êtes au courant que dans la lutte contre l’injustice, la fin justifie les moyens, surtout depuis l’avènement (n’est-ce pas) de cette affreuse politique du chiffre et des quotas qui prive les individus de leur statut de citoyens (aux armes, citoyens, le vol noir des corbeaux sur nos plaines, les cris sourds du pays qu’on enchaîne, et vous reprendrez bien un fond de Champagne, m’âme Tripoux? C’est la DDASS qui régale)."

"Par contre, m’âme Tripoux, vous comprendrez sans mal que si l’on peut se permettre de multiplier charitablement les pains et les poissons afin de secourir la veuve et l’orphelin, il en va autrement lorsqu’il s’agit d’héberger dans nos murs un spécimen de gueux qui n’entre point dans nos critères de sélection.

Car laissez-moi vous faire remarquer que nous aussi, m’âme Tripoux, nous avons des obligations.
Evidemment.
Nous faisons dans la ré-in-ser-tion.
Nous avons, nous aussi, des quotas à tenir, des chiffres à respecter.

Oui, mais attention: là, c’est pas pareil. Nous ne le faisons que dans l’intérêt des pauvres hères auxquels nous venons en aide, m’âme Tripoux.
Il s’agit, si vous voulez, de quotas sélectifs humanitaires."

"Imaginez une seconde, m’âme Tripoux, que nous acceptions de faire rentrer dans nos effectifs un septuagénaire cancéreux, incapable de travailler, condamné à subir des séances de chimiothérapie hebdomadaires, et dont le mode de sortie du foyer sera très certainement un passage définitif par la case cimetière.

Comment vous dire?
Ca ferait tache, oui.

Comme je vous le disais, m’âme Tripoux, nous faisons dans la réinsertion, pas dans le médical."

"Ne dites rien, je sais ce que vous pensez: c’est bien triste pour ce malheureux.
Je suis d’accord. Je vous approuve. Je partage d’ailleurs cette compassion qui vous honore, parce que chez nous, je vous rappelle qu’on a des valeurs et qu’on ne badine pas avec l’humain.
Néanmoins, c’est la mort dans l’âme que je me dois de refuser l’hébergement de cet emmerdeur ce bon monsieur, qui trouvera, j’en suis certain, un coin dans l’étable et une soupe chaude ailleurs (là où il ne risque pas de mettre le bazar dans les statistiques de réinsertion, il n’a qu’à frapper chez Emmaüs, tiens, je suis sûr que l’Abbé Pierre sera ravi de l’accueillir…l’Abbé Pierre est mort? Mais on ne me dit jamais rien, à moi!)"

M’âme Tripoux a tellement entendu la profession de foi de son directeur qu’elle la connaît par coeur.
M’âme Tripoux a déjà affirmé la confiance absolue qu’elle avait dans le travail social, qui est un sacerdoce et que seuls de véritables saints ont le courage d’exercer .

Pour autant.

M’âme Tripoux n’a que peu d’affinités avec le Serment d’Hypocrite et trouve qu’il ne faut pas pousser Mémé dans la piscine remplie de lames de rasoir, parce que, n’est-ce pas?

Ca fait tache.

Aussi m’âme Tripoux a proposé sa démission à Dieu, en arguant du fait qu’elle n’avait pas choisi le métier d’infirmière (qui est également un sacerdoce, revoir Misery pour s’en convaincre) pour se retrouver en train de laisser dans le caniveau un cancéreux sans domicile.

Et sais-tu?

Ce matin, un miracle s’est produit.
Jésus est sans nul doute venu visiter monsieur le Directeur dans son sommeil et lui souffler que Soeur Marie-Thérèse des Batignolles elle-même ne se montrerait pas aussi peu charitable.
Toujours est-il que, tout comme le Christ multipliait les pains, le foyer semble avoir multiplié les lits disponibles.
Et voilà notre brave vieillard pourvu d’une chambre, certes minuscule, mais enfin dotée d’un véritable lit (bancal) et d’une armoire (à laquelle il manque deux pieds).

Comme quoi.

Une blitzkrieg sauvage et imprévisible vaut parfois toutes les longues guerres d’usure.
Mais bordel, que la victoire est parfois amère.
 


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