Magazine Insolite

Plus je vous vois nue, plus j’aime ça !

Publié le 31 mai 2009 par [email protected]

(ou le paradoxe institutionnel à l’hôpital psychiatrique)

[parution in L’Hebdomadaire du Jeune Médecin, n°34 du 9 mai 1985]  

Cette histoire montre comment un cercle vicieux peut s’instaurer en milieu hospitalier psychiatrique (HP). Ou, comme on dit en langage cybernétique, une rétroaction positive des conséquences d’une certaine pathologie sur ses causes déclenchantes…

« On a tort d’avoir toujours raison ! » (Turgot)

Allez vous rhabiller !
Les républiques se succèdent mais la législation peut garder un petit air « rétro », comme celui de la Monarchie de juillet… Ainsi (aussi curieux que cela paraisse) l’internement en milieu psychiatrique se trouve-t-il toujours régi, en France, par une loi de… 1838 ! [1]
En application de cette loi sur le « placement d’office » (P.O) une patiente se trouve un jour hospitalisée dans un H.P en raison d’un « exhibitionnisme manifeste au cours d’un état maniaque ». [2] Elle s’était promenée dans la rue, quasiment nue, en apostrophant les passants… À l’hôpital, sous l’effet du traitement sédatif ou/et du changement de milieu, son état s’améliore rapidement et elle parvient à critiquer les troubles du comportement pour lesquels elle s’est trouvée internée. Elle déplore alors d’être restée si légèrement vêtue, tout en refusant systématiquement les « uniformes de l’hôpital » que les infirmières lui proposent de revêtir pour cacher sa quasi-nudité, car elle n’a pas d’effets personnels, étant donné qu’elle fut hospitalisée dans une tenue (très légère !) où elle se trouvait pendant son « accès maniaque » sur la voie publique. Elle ne veut absolument pas « être habillée comme les mémés du service » s’indigne-t-elle (faisant allusion au linge fourni par l’HP aux indigents, linge qui ne représente pas spécialement le dernier cri de chez Dior !) et elle réclame alors, en toute logique, qu’une amie venue la voir lui apporte, lors de sa prochaine visite, ses vêtements personnels restés à son domicile avant le petit « strip-tease » public qui l’a conduite à l’hôpital..

 
Mais c’est là, précisément, que le bât blesse la logique institutionnelle ! Ce serait beaucoup trop simple d’imaginer que cette amie puisse ramener rapidement les effets réclamés par la patiente ! Car ce serait compter sans les inévitables complications administratives !… Il y a toujours un sacro-saint règlement à respecter, et tant pis s’il conduit, comme dans ce cas, à une véritable impasse !…
En effet, en application rigoureuse du règlement, la surveillante du pavillon refuse formellement à la patiente le droit de disposer des clefs de son propre appartement pour les donner à cette amie qui se chargerait de lui rapporter ses vêtements ! Motif invoqué pour justifier ce niet administratif : la malade se trouvant internée sous le mode du « PO » (placement d’office), on n’est pas en droit de se dessaisir d’un quelconque effet personnel de cette patiente (comme la clef de son appartement) avant que l’autorité préfectorale n’accepte l’abrogation dudit placement d’office ! Ce qui n’est jamais, comme on l’imagine aisément, une simple formalité de quelques minutes !…
Les commissaires de la République, administrateurs toujours consciencieux bien que souvent débordés, interviendraient sûrement en urgence pour un citoyen qui serait victime d’un internement arbitraire mais, dans le cas présent où l’hospitalisation se trouvait parfaitement justifiée par des troubles évidents du comportement, il serait illusoire de vouloir accélérer la levée du PO en « plaidant » une erreur administrative ! On aurait beau s’indigner, au nom des Droits de l’Homme et du libre choix de cette femme à disposer de ses affaires (et de donner par exemple ses clefs à qui bon lui semblerait !) cette noble attitude libérale n’y changerait rien : la surveillante, le médecin-chef, le directeur de l’hôpital… Personne ne pourrait prendre la lourde responsabilité de laisser cette patiente (internée non sans raison) disposer de sa propre clef !

La clef des champs !
Et, puisque l’internement n’était pas arbitraire, répétons-le, des lettres au préfet, au procureur de la République, au ministre, au président de la République, à Amnesty International… rien n’y ferait ! Dura lex, sed lex ! La malade internée d’office n’a pas le droit de faire ce qu’elle voudrait de sa clef : la garder, la donner à sa guise à quelqu’un d’autre, voire la jeter à la poubelle ! L’administration justifie ainsi cette interdiction :
–Cette femme n’est pas victime d’un internement arbitraire, docteur ?
–Certes non ! D’ailleurs, elle commence elle-même à reconnaître qu’elle a agi avec une grande indécence dans la rue et de manière, comme le dit la loi de 1838, à « compromettre le bon ordre public » ! Mais elle se trouve toujours presque nue, puisqu’elle refuse les vêtements de dépannage proposés par les infirmières ! Je sais bien que les chambres sont climatisées à l’hôpital et qu’elle ne risque pas de prendre froid, mais tout de même ! Qu’on lui permette de faire ramener quelques affaires par son amie ! Laissez-la disposer de sa clef ! De sa propre clef !
–Impossible, docteur ! Nous commettrions ainsi une très lourde faute !…
–Mais c’est au contraire maintenant, en lui refusant de disposer de la clef de son appartement, qu’on commet une grave atteinte à ses libertés individuelles !
–Peut-être ! Mais si cette patiente se retrouve internée, c’est bien qu’elle n’a pas eu toute sa raison à un moment donné ?
–En effet ! Son comportement sur la voie publique est à l’origine de son placement d’office ici ! 
–Puisqu’on admet le fait qu’elle n’a pas eu toute sa raison récemment, le risque existe donc que son jugement se trouve toujours quelque peu altéré en ce moment et qu’elle désapprouve ultérieurement, une fois guérie tout à fait, certaines décisions qu’elle aurait pu prendre auparavant, durant son internement, alors qu’elle ne jouissait peut-être pas encore de toutes ses facultés et d’un jugement critique ! Il est donc impossible de la laisser disposer de ses clefs à sa convenance car elle pourrait ensuite regretter de les avoir confiées à son amie, si celle-ci venait à les perdre par exemple ! La patiente risquerait alors de nous reprocher, par la suite, de ne pas avoir su la protéger contre elle-même, contre certaines décisions qu’on l’aurait laissée prendre sous l’empire de sa maladie ! Et notre responsabilité pourrait ainsi se trouver engagée, en cas de vol ou de perte de ses clefs ou des affaires se trouvant dans son appartement ! Vous voyez bien, docteur, qu’il serait particulièrement délicat de nous dessaisir de ces clefs tant que la malade se trouve internée ! Nous ne commettrons pas cette imprudence !…

clefs

Le paradoxe thérapeutique
Ainsi parlait l’administration, par la voix de la surveillante du pavillon… Au mépris de toute logique libérale (qui eût été conforme à l’esprit des lois républicaines) mais conformément à la lettre d’une législation pour le moins surannée mais toujours en vigueur ! [1]  Force était de reconnaître que la situation de cette patiente (le placement d’office dans une institution psychiatrique) ne permettait pas à cette institution de décider si cette malade faisait ou non un choix raisonné, qu’elle ne regretterait pas ensuite, en demandant à une amie de prendre ses clefs ! Conclusion pratique : pas de clefs pour l’amie ! Celle-ci ne pourra donc pas ramener à l’hôpital les vêtements que réclame l’intéressée ! Ses propres vêtements, les seuls qu’elle trouverait décents de porter, contrairement à ces uniformes grossiers dont l’hôpital, dit-elle, « affuble ses mémés » !… Pas de clefs, pas de vêtements, et la boucle se trouve pour ainsi dire bouclée ! Car le reproche initial fait à cette femme, ne l’oublions pas, c’est bien de s’être exhibée pratiquement toute nue dans la rue ! Et voilà que la logique du système, s’embourbant dans des considérations administratives de risques, de fautes, de regrets, de responsabilités, d’assurances… Cette logique monolithique aboutit précisément à pérenniser, dans un superbe cercle vicieux, les causes déclenchantes de l’hospitalisation !… C’est comme si l’institution ayant la charge de cette patiente lui disait, en somme : « Je t’ai accueillie parce que tu te promenais toute nue, mais je n’ai guère de pouvoir pour te permettre de te rhabiller avec tes propres vêtements ! Tu restes nue, je sais, mais au fond plus je te vois nue, plus j’aime ça ! »…
Récapitulons cette véritable aporie institutionnelle… Dans un premier temps, une malade se trouve internée pour exhibitionnisme : il est interdit de se faire remarquer dans la rue, quasiment en tenue d’Eve ! Ensuite, après son admission à l’hôpital, les contraintes impérieuses d’un règlement administratif rigide impliquent que les causes initiales de cet internement (le port d’une tenue trop légère en public) ne peuvent que se pérenniser, en une boucle auto-entretenue, dans un système hospitalier pourtant chargé, précisément, de combattre l’existence de cette causalité pathogène ! Cette malade reste presque nue parce qu’elle s’est déjà trouvée, au départ, presque nue. Et plus elle « s’obstine » à rester presque nue à l’hôpital (en refusant « les vêtements des mémés »), plus elle a de chances de continuer à se montrer presque nue… ce qui ne permet donc pas d’envisager son éventuelle sortie de l’HP, même si le préfet acceptait d’abroger rapidement la mesure de placement d’office ! Car elle ne pourrait évidemment pas sortir dans la tenue, très dénudée, où elle se trouve, sauf à se retrouver aussitôt réhospitalisée pour les mêmes raisons !…
Cette observation dépasse largement le cadre de l’anecdote. Elle souligne d’abord les problèmes éthiques soulevés par le « placement d’office » (tel qu’il résulte de la législation actuelle, c’est-à-dire celle de 1838 !) [1] où le malade interné se retrouve privé non seulement de la liberté de se déplacer mais (en l’occurrence du moins) de la liberté de juger ce qui serait bon pour lui. Il n’existe plus comme décideur : ses clefs restent ici sous les scellés de l’administration, en attendant des jours meilleurs où, sa raison une fois officiellement revenue, on lui restituera ses effets. Le côté ubuesque et drolatique de cette affaire (sauf pour l’intéressée, bien sûr !) constitue l’illustration du paradoxe thérapeutique en milieu institutionnel psychiatrique où soigner (au sens large du terme, c’est-à-dire « prendre soin de ») implique ici qu’on ne peut pas soigner ! En effet, en appliquant scrupuleusement le règlement administratif, afin de préserver au mieux les intérêts actuels et futurs de la patiente, celle-ci ne peut plus disposer de ses propres affaires et elle reste finalement presque nue à l’hôpital, puisqu’elle refuse de porter ce qu’elle considère comme les défroques proposées aux indigents par l’HP et qu’il lui est fait interdiction, en pratique, de se faire apporter ses propres vêtements ! Et, demeurant ainsi presque nue, cette femme se trouve donc toujours dans les conditions inaugurales de son internement ! Non seulement le contexte de cette prise en charge institutionnelle ne peut pas, dans cette observation, masquer l’actualité de ces conditions déclenchantes mais il ne fait au contraire que la prolonger, la mettre en valeur (« plus tu es nue, et plus ça te permet de le rester si tu refuses de porter les vêtements qu’on te propose, et qui ne sont pas les tiens ! ») ; ce qui annule par-là même une bonne part de la justification thérapeutique de ladite prise en charge institutionnelle ! En somme, l’internement permet ici de pérenniser sa raison d’être !…
D’un point de vue cybernétique, il s’agit formellement d’un phénomène de feed-back positif où l’effet (l’internement) vient renforcer en permanence la cause qui l’a déterminé (en l’espèce, l’exhibitionnisme permis par une tenue trop légère). Le paradoxe savoureux réside alors dans le fait que l’hôpital psychiatrique aurait en fait pour mission, tout au contraire, d’annuler la causalité déclenchante de l’internement (dans toute la mesure du possible) et surtout pas de cultiver ces causes ! Mais les impératifs de la réglementation ne lui confèrent pas la souplesse qui permettrait, seule, d’éviter l’enlisement (dramatique pour l’intéressée, et coûteux pour la collectivité puisque la durée probable de l’hospitalisation se trouve ainsi « artificiellement » augmentée !) dans cette situation particulièrement paradoxale…

Alain Cohen

[1] Depuis la rédaction de ce texte (1985), la législation française sur l’hospitalisation en psychiatrie a enfin évolué (loi du 27 Juin 1990)

[2] Histoire authentique


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