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Adonis, le mécano de la panne de culture.

Publié le 01 juin 2009 par Gonzo

adonis3Même s’il est d’autres figures bien plus en vue dans les pratiques populaires, le poète, dans le registre « noble » de la culture arabe, continue à occuper une place sans commune mesure avec ce que l’on peut connaître ailleurs, notamment dans les sociétés dites « occidentales » (à l’exception peut-être, il n’y a pas si longtemps, des pays hispanophones).

Sur le devant de la « grande scène » contemporaine, il n’y a plus guère aujourd’hui qu’Adonis qui puisse prétendre occuper une place laissée vacante par la disparition de Mahmoud Darwich.

Mais alors que celui-ci a toujours conservé un lien étroit avec ses lecteurs, peut-être parce que son oeuvre, quelles que soient sa complexité et sa profondeur, n’a jamais quitté le registre du poème cadencé (قصيدة التفعيلة), le poète syrien, théoricien et praticien du poème en prose (قصيدة النثر), reste quant à lui prisonnier d’une image de créateur « intellectualiste ». Son écho dans le monde arabe n’a pas grand-chose à voir avec l’immense prestige (voir par exemple cette quasi hagiographie écrite par Daniel Rondeau) dont il jouit par exemple en France où pas moins de 25 références sont disponibles en librairie (22 « seulement » pour Mahmoud Darwich, si une telle comparaison signifie quelque chose).

Pour ceux qui ne sont pas sensibles à son art, la célébrité d’Adonis à l’étranger tient moins à son lyrisme qu’à sa manière d’occuper un « créneau » vendeur, celui du « grand-poète-arabe-qui n’hésite-pas-à-critiquer l’islam ». Il faut dire que, sur ce registre comme sur celui des déclarations fracassantes en général, le principal animateur à la fin des années 1950, avec le Libanais Youssef al-Khal (يوسف الخال), de la revue Poésie (شعر), est capable d’en faire beaucoup !

Sa dernière visite en Algérie,le 14 octobre dernier, s’est ainsi soldée par le limogeage du directeur de la Bibliothèque nationale. Madame le ministre de la Culture, Khalida Toumi, a en effet jugé qu’elle ne pouvait faire autrement que de sanctionner l’écrivain Amine Zaoui (أمين الزاوي), à l’initiative de l’invitation d’Adonis pour cette conférence qui a suscité un tollé d’indignation dans les milieux conservateurs (article dans Le Matin où la victime n’hésite pas à parler de « machination »).

Enfourchant son cheval de bataille favori, Adonis avait en effet déclaré ce jour-là : « Le retour à l’islam signifie notre extinction civilisationnelle » (العودة إلى الإسلام تعني انقراضنا الحضاري). Chez un tel expert de la parole, les mots importent. Ce n’est donc pas par hasard si le même mot, très exactement, est au cœur d’une nouvelle polémique surgie, cette fois, à l’occasion de sa visite à Sulaymaniya, « capitale » kurde du nord de l’Irak.

Adonis n’a pas hésité à revenir une fois encore sur ses thématiques préférées : toutes les civilisations sont mortelles dès lors qu’elles ne sont plus capables de contribuer de manière créative à la culture universelle ; une culture créatrice n’est pas une culture d’institutions au service du pouvoir, mais une culture indépendante, libre ; le monde arabe doit avoir le courage de se remettre en question pour se demander où il en est par rapport à l’Occident ; pour la culture arabe, la seule solution consiste à opérer une séparation totale entre le religieux et le politique, tout en respectant l’ensemble des convictions individuelles… (article en arabe ici).

Deux passages de cette intervention, en particulier, vont susciter des réactions indignées. Dans le premier, Adonis, imaginant que sont réunis à la même table un Américain, un Européen et un Arabe, fait mine de s’interroger : « Mais que peut bien apporter ce dernier ? ». Et puis, en réponse à une question, le poète rectifie des propos qu’on lui prête en disant qu’il n’a jamais affirmé que la « culture arabe était un cadavre puant (جثة نتنة)mais qu’il lui est arrivé de dire, et qu’il le maintient, que « la civilisation arabe est en voie d’extinction, tout comme les Arabes » (الحضارة العربية انقرضت والعرب ينقرضون).

Ces fortes pensées, qu’on lirait sans doute sans dommage dans une certaine presse parisienne, passent mal en langue originale. D’autant plus qu’elles sont prononcées devant l’homme fort de la région, Jalal Talabani, militant de longue date de la reconnaissance du peuple kurde et président (réélu) du Parlement irakien, un de ceux qui, dans son pays ravagé par la violence, continuent à voir en Tony Blair un « héros » pour son rôle dans la libération de l’Irak (déclaration ici). Et dans une région où il arrive que la force de l’affirmation kurde prenne, sous le parapluie américain, la forme d’une menace de sécession, il n’est pas totalement innocent que le poète peu avare de conseils pour aider la culture arabe à sortir de son impasse choisisse de conclure son propos en souhaitant que « l’infection arabe ne s’étende pas à la sphère culturelle kurde » (أرجو أن لا تصيب عدوى العرب الوسط الثقافي الكردي ).

Cette fois encore, on ne peut qu’être sensible aux termes utilisés par l’homme de lettres syrien qui, parmi bien d’autres mots possibles, choisit le terme ‘adwâ (épidémie), fortement apparenté, phonétiquement et sémantiquement parlant, à son homonyme - عدوة- qui évoque, lui, l’animosité, l’agressivité.

Adonis, le mécano de la panne de culture.
Impossible de reprendre dans ce billet toutes les réponses suscitées par cette provocation ! On notera malgré tout que dans le quotidien Al-Safir, qui publie, en même temps que le quotidien Al-Hayât, la réponse d’Adonis (qui ne manque pas de relais, c’est le moins qu’on puisse dire, auprès des médias), Abbas Beydoun revient en termes très balancés sur toute l’affaire. Notant qu’il n’y a rien de bien neuf dans les propos de l’auteur de Mihyâr le Damascène (peut-être le texte que retiendra l’histoire littéraire dans l’oeuvre de ce jeune homme qui n’avait pas eu peur, au milieu des années 1950, de se choisir comme nom de plume celui du bel éphèbe qui fit « craquer » Aphrodite), Abbas Beydoun, cet autre poète, trop méconnu, lui, estime, non sans raison, qu’une partie du problème réside dans le choix – calculé, comme on l’a vu – du mot inqirâdh, évoquant l’extinction de la culture arabe (et celle des Arabes eux-mêmes) comme on parle de l’extinction d’une espèce…

A la suite de bien d’autres commentateurs, on se contentera de noter ici que le très célèbre Adonis parle en orfèvre lorsqu’il parle d’une « civilisation » (si l’on s’en tient au sens donné par le dictionnaire au mot hadhâra حضارة qu’il faudrait davantage lire ici comme l’équivalent de « culture ») : voilà plus d’un demi siècle – son premier recueil date de 1954 – qu’il fait précisément métier d’occuper cette scène dont il prophétise, une fois que la raison lui est venue, avec l’âge, qu’elle est appelée à disparaître… Après lui, sans nul doute !

Illustrations : cpa et “Portrait d’Adonis” par Mustapha Boutadjine (collage) : http://europia.org.


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