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Un doigt dans la prise de tête de Turc, par Pierre Robès

Publié le 05 juin 2009 par Roman Bernard
Le mur de Berlin venait tout juste de s'effondrer que la non-question de l'entrée des pays de l'ex-bloc de l'Est dans l'Union Européenne ne se posait pas. J'écris non-question car elle ne fût jamais posée tellement ces pays furent, étaient et sont, de tous temps, d'essence européenne. Ils n'avaient pas vocation à rentrer dans l'Europe, ils étaient l'Europe. Dans ce groupe de pays longuement occupés, la Pologne est de loin le plus emblématique, notamment pour nous Français. Européenne, la Pologne sœur cadette de l'Église. Le pays de Marie Sophie Leszczyńska, reine de France épouse de Louis XV, de Marie Walewska égérie de Napoléon, de Maria Skłodowska, dite Marie Curie. Le pays de Raymond Kopaszewski, dit Kopa, de tant de mineurs du Nord entre autres, des émigrés mais le temps de moins d'une génération, intégration immédiate et automatique, HALDE exclue car encore plus inutile. Les mêmes valeurs conduisent bien vite à l'assimilation. Les autres pays n'en restaient pas moins européens, mais la Pologne menait le bal pour nous Français, histoire oblige.
La non-question ne fut pas posée car elle n'avait pas de sens. Certes, il y eut des débats sur le quand, le comment, le combien-ça-coûte, mais jamais sur le principe même de leur retour en Europe. Dans les faits, les conséquences de la réunification de l'Allemagne eurent droit à bien plus de questions et d'inquiétudes. D'ailleurs, comment ne pas faire le parallèle entre l'irrémédiable logique de la réunification de l'Allemagne et celle de la réunification de toute l'Europe ? La non-question ne fut pas posée car il y a des logiques simples, comme 2+2, assorties d'une très abstraite transcendance qui fait qu'entre mille, vous reconnaissez votre frère. On est de la même fratrie, la même civilisation. Pour supprimer des frontières entre des pays qui se sont autant battus, qui n'ont pas la même langue, il faut des valeurs fondamentales : un championnat de fric à foot, un concours de chansons mécaniques, quelques états-majors, un ou deux conseils trucmuche ne sont pas des valeurs fondamentales, c'est du décorum.
On admettra alors pour la Turquie qu'il en est tout autrement. Instinctivement, pour une majorité de Français et de citoyens européens, il y a un refus. Il n'est pas évident d'accueillir la Turquie dans l'Union européenne, car il est évident qu'elle n'est pas européenne. C'est une autre civilisation. D'ailleurs la Turquie est plus qu'un pays, elle est elle-même une civilisation à part entière entre les mondes arabe, perse, assyrien, européen et russe. Entourée de barbares, sa porte de communication avec notre monde est logiquement privilégiée. J'admets les comprendre. Les rives du Bosphore, les plages d'Izmir, les rues bondées d'Ankara me dépaysent à peine. Je suis en terre humaine de proximité. Lille ou Varsovie, deux villes du Nord, je m'y sens chez moi, quand bien même dans celle-là je me retrouve sourd et muet, langue oblige.
Qu'est ce qu'une civilisation ? Aucune idée seule ne saurait être suffisante pour la définir. C'est un concept large donc flou, il faut juste essayer de réduire pour résumer. D'ailleurs, pourquoi toutes les civilisations devraient se définir selon un même schéma ? Comprenez, il faut des siècles d'accumulation de capital historique (guerres et paix incluses), de religion, de géographie, de projet, de mode de vie, d'idéologie : « L'Europe ? Les Grecs plus la Bible ». Un peu réducteur mais l'essentiel, l'esprit, est là.
Du coup, les têtus qui veulent nous faire gober une lanterne ottomane pour une vessie européenne ont un peu de mal. Mahomet a laissé Aristote quelque part entre le Mont Saint-Michel et les jardins de l'Alhambra, le droit romain n'a pas fait jurisprudence et la Bible a été supplantée par un manuel de conquête très performant. Certes, le grand Kemal a instillé quelques idées à vocation démocratique, très communes parce qu’universelles, nous avons eu nous aussi quelques Charlemagne.
Dans le débat sur l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne, la solution se trouve dans l'existence même de LA question. Dès lors, ceux qui ressentent l'incongruité de la Turquie en Europe se retrouvent piégés. Comment répondre à une question aussi binaire dans la forme - pour ou contre - alors que la nature de la question est d'ordre civilisationnel, donc excessivement complexe et ne peut se suffire d'appels ni à la géographie, l'histoire, la religion et encore moins à une situation de fait jamais débattue réellement, comme l'OTAN par exemple. Chaque argument peut facilement être retourné, pire, le procès d'intention en racisme s'avère trop facile pour les pro-turcs qui, de leur coté, sont bien incapables d'en apporter de convaincants.
Ainsi, face à des intégrateurs - mécaniciens prétentieux en civilisation - j'oppose maintenant le même argument pour recentrer le débat sur l'essentiel : pourquoi la question de la Turquie en Europe se pose, pourquoi tant d'Européens s'y opposent, alors que pour la Pologne et tant d'autres pays, tout fut parfaitement naturel, logique, évident, indiscutable, DONC indiscuté ? Faisons plus simple. Cette question de la Turquie en Europe a-t-elle un sens pour vous ? Oui ? Alors vous avez répondu à la question. La Turquie en Europe, c'est non. Sauf peut être si vous appréhendez l'Europe comme un projet pour un autre machin, une ONU à échelle réduite, une SDN du XXIe siècle avant le prochain gouffre.
Intéressons-nous alors aux arguments de ces (dés)intégrateurs.
Dans Le Monde du 1er juin 2009, Pierre Moscovici et Pierre Weill, publiaient une bien étrange tribune en faveur de la Turquie dans l'EU : « Oui, nous avons besoin de la Turquie en Europe ! ». Tribune étrange par son titre même : nous, l'Europe, aurions besoin de la Turquie ? Paradoxalement, l'article n'apporte aucun élément démontrant ce besoin de Turquie pour l'Europe, besoin impérieux visiblement mais pas argumenté ; dans tout l'article, rien sur l'économique, le géostratégique, le culturel, l'écologique ou tout autre petit enjeu pour nos petits pays dont un manque impliquerait l'arrivée de la Turquie. Pourtant, il semblerait, à lire ces auteurs, qu'une Europe « plurielle » soit tellement mieux qu'elle en serait impérative, une question de survie même, cette pluralité ne pouvant être apportée que par la Turquie, un pays TRÈS différent donc. Quel paradoxe que cet argument mis face à toute l'histoire de la construction – l'intégration et la convergence - européenne : notez que selon cette obscure logique que plus la Turquie s'intègrerait dans l'Europe en prenant ses tares (ses tiares aussi ?) et ses habitudes, moins l'Europe serait plurielle, donc appauvrie. À la fin, on en viendrait à regretter le potentiel de richesse « plurielle » d'avant la Turquie-dans-l'Europe. Soyons fous et étendons ce cartésianisme abscons à l'ensemble de l'Europe : Amis européens ! Enrichissons l'Europe d'encore plus de « pluriel », faisons diverger tous nos pays ! Je crains que Moscovici et Weill aient mal interprété les fantasmes de Monnet et Delors réunis. Je me demande si l'euro signifie quelque chose pour ces deux compères.
Soyons francs, Messieurs Moscovici et Weill. Vous êtes aussi dans cette repentance pré-post-moderne. L'Europe serait trop blanche, trop chrétienne, trop .... européenne ? L'époque est au divers, partout dans les pays d'Europe. On connaît l'entêtement de Moscovici à nier les racines chrétiennes de l'Europe. Ne comptons pas sur lui pour nous expliquer la présence d'autant de cathédrales de ce coté du Bosphore et d'autant de mosquées (Sainte-Sophie incluse) du côté opposé. Malheureusement, cette négation fixe alliée à cette obsession de la diversitude comme fin en soi, le conduit pour l'Europe à un raisonnement circulaire : on tourne en rond.
Et pourtant quelle diversité que cette Europe-là ! Chaque pays est pour moi une résidence secondaire comme un gîte d'étape. Chaque pays m'offre ce que je n'ai pas dans le mien, mais conserve quand même ce que j'y possède d'essentiel. Encore faut-il voir dans l'Europe autre chose qu'une administration, un pseudo parlement, une banque centrale et quelques obscures règles institutionnelles. Encore faut-il être capable de ne pas appréhender ce monde par des lunettes de constructivistes néo-modernes. Moscovici et Weill, sur ce point, ont des doubles foyers : l'Europe a besoin de la Turquie. Mais alors, quel est le manque à combler ? La chute de l'Empire russe rouge a changé la donne en partie. Au delà de l'après-guerre, l'Europe se justifiait aussi face à l'URSS qui en s'effondrant nous ôtait de bonnes raisons politiques et nous offrait quelques problèmes institutionnels complexes avec l'arrivée de nos frères de l'Est. Et alors ? Pour les problèmes politiques, nous avons des hommes et des femmes désignés : qu'ils travaillent plutôt que de cacher leur incapacité dans un expansionnisme soi-disant pluriel. Il n'est pas étonnant d'ailleurs que les auteurs de cette mauvaise tribune soient de la gauche actuelle. On y retrouve la même déshérence idéologique, la même pauvreté de raisonnement et l'incapacité à penser le monde.
D'autres arguments sont apportés dans la tribune de Moscovici/Weill. Ils sont faibles et pour certains évitent le ridicule de très peu.
Il en est ainsi de l'argument géographique, celui des frontières. Les auteurs nous opposent à la frontière naturelle du Bosphore, l'existence de ponts sur ces rivages magnifiques. Chaque pont effacerait la frontière ? Doit-on comprendre qu'une frontière ne peut être que supprimée ou impénétrable ? Une frontière est un point de passage comme un pont justement. Plus comique, les auteurs remarquent que « Malte est géographiquement plus proche de l'Afrique que de l'Europe. Malte, membre de l'Union européenne ». Non, ils sont dans l'erreur car Malte est bien plus proche de l'européenne Sicile que des côtes tunisiennes. Doit-on étendre leur argument avec le Maroc et l'Algérie face à Gibraltar et l'Andalousie, Carthage/Tunis et la Sardaigne ? Les frontières se créent par la guerre ou la géographie. Le Bosphore est pacifique. Tant mieux.
D'autres arguments ressortent des chapeaux. Les ruines de Troie ? En Turquie. « Un lieu majeur du légendaire européen, de l'Iliade à l'Enéide ? » En Turquie. Si nous devons intégrer en Europe tout pays disposant d'antiques ruines gréco-romaines, voilà l'Europe de Tanger à Jérusalem et bien plus encore. Chaque étape d'Ulysse ? Son retour vers Ithaque passait dernièrement par l'Algérie. Moscovici se veut un anti-Caton : « Il faut reconstruire Carthage pour vaincre l'Europe ». Étonnez-vous après, avec de telles ambitions démesurées, que nos mécaniciens en civilisation trouvent l'Europe actuelle un peu grise.
Continuant leur recherche dans tous les placards, Moscovici et Weill sortent des ancêtres de leurs cercueils. Les Hongrois furent magyars, nous autres celtes alors les Turcs ne seraient pas plus étrangers que d'autres. J'acquiesce, je note que Charles Martel et Abd El Kader seront toujours frères en Néandertalie. Jésus et Mahomet ont un grand-père commun. Nos chercheurs signalent alors l'existence de très vieilles églises, parfaitement conservées, au fin fond de la Cappadoce. Chaque trace de christianisme serait une trace européenne ? Ce ne fut qu'un intermède dans l'histoire de la Turquie. Les Turcs ont juste le sens du patrimoine. Je les en félicite. Mais sous la plume de Moscovici, lire « ces vieilles églises » a bien quelque chose de franchement déconcertant, lui qui déclarait se sentir gêné par toutes références à de suspicieuses racines chrétiennes : une aporie de plus pour cet énarque socialiste. Peu importe, l'archéologie n'est pas une politique, pas plus que l'Eurovision n’est un opéra.
Reste enfin l'argument de fond, celui qui au final apporte la dimension civilisationnelle de la question : l'islam. Le procès en racisme est immédiat de la part de Moscovoci et Weill. Ils le conduisent cyniquement. Eux posent la question mais soulignent l'aspect chargé « lourdement [en] sous-entendu ». Procès en intention de racisme, une sorcellerie et une marque de fabrique de la gauche française idéologiquement en jachère. Ils constatent : « La Turquie, seul État laïque au monde à majorité musulmane ». La France est-elle une République laïque à majorité catholique ? Pas vraiment, la majorité semble très laïque. L'erreur est toujours présente car nos européistes oublient que la Tunisie, l'Algérie du FLN, La Syrie et feu l'Irak entre autres, sont des pays laïques avec la même majorité musulmane. Combien de temps l'Algérie restera-t-elle dans ce camp ?
Dévalant sur cette mauvaise pente, Moscovici et Weill ne savent plus comment s'en sortir et en arrivent à des figures de contorsionnistes dignes de la grande époque du cirque populaire. Forcés d'admettre les racines chrétiennes de l'Europe, car l'histoire est encore plus têtue que les faits, Mosco & Weill se doivent alors de rendre compatible l'islam laïque de Turquie. L'argument chewing-gum est imparable : les nombreux (8%) musulmans en France, terre laïco-chrétienne donc, permettent de dépasser toutes les racines, presque 2000 ans d'histoire religieuse chrétienne et musulmane. Nous pensions avoir des émigrés, nous avions en fait des éclaireurs de la construction européenne permettant la comptabilité de deux traditions religieuses millénaires. Adieu Algériens, Marocains, Tunisiens de France ! Bonjour Musulmans d'Europe habitant la France, République laïque à majorité chrétienne. Si je n’avais pas autant d'amis marseillais, j'appellerais ce raisonnement une bouillabaisse. Je me dois de reprendre ce passage historique de la tribune publiée :
« Alors, osons dire les choses et émettre le dernier postulat, celui qui reste lourdement sous-entendu : la Turquie est peuplée d'une majorité de musulmans. Et l'islam, sous toutes ses formes, est radicalement étranger à l'Europe dite chrétienne. Sauf que... Sauf que la France, pour ne prendre que notre exemple national, compte aujourd'hui quelque 8 % d'habitants qui se rattachent, peu ou prou, à la tradition musulmane. »
Je parlais de mes amis marseillais. Que dire alors à mes amis d'origine marocaine par exemple ? Dois-je leur avouer qu'ils sont une cinquième colonne turco-européenne, des musulmans utiles ?
Enfin, le dernier argument me semble le plus troublant et, pour ne pas dire plus, inquiétant. Tout se trouve dans la dernière phrase de l'article : « Laisser la Turquie aux marges de l'Europe, l'humilier en la faisant lanterner sous les prétextes les plus divers, ce ne serait pas une erreur. Ce serait une faute. » Nous savons que la Turquie a intégré le Conseil de l'Europe en 1949, l'OTAN dès sa création. Nous étions alors dans la construction atlantique de l'Europe face au bloc de l'Est. Cette étape n'a plus cours. Il appartient aux responsables européens d'expliquer à la Turquie que l'Europe ne répond plus à une logique Est-Ouest enfin défunte mais à une stricte essence civilisationnelle. Suggérer l'idée d'une humiliation, un chantage victimaire implicite de la Turquie, expose déjà le rapport de force installé entre la Turquie (plus de 70 millions d'habitants, une des plus grosses armées de l'OTAN) et l'Europe actuelle. La fuite en avant par l'intégration de tous pays non-européens mais éligibles sur d'autres critères, cache un défaitisme chronique de la génération de Jacques Delors. Il appartiendra à d'autres de ne pas céder.
La tribune de messieurs Moscovici et Weill se voulait sérieuse sur une question grave. C'est raté. Nous savons que la Turquie ne peut intégrer l'Europe car cette question, contrairement à la Pologne, se pose. Alors pourquoi persister à la poser ? Quelle est la véritable conception de l'Europe d'un Moscovici ?
Accordez-vous à l’Europe une dimension plus lourde de sens qu’un énième traité, une obscure directive, des élections ennuyeuses ? C’est mon cas. Malgré toute l’estime que je porte aux Turcs et à la Turquie, de la beauté de ses paysages à sa langue, sa littérature et sa cuisine, je dois admettre que cette grande civilisation n’est pas la mienne. Le drame commencerait si on me l’imposait.
Pierre Robès
Criticus, le blog politique de Roman Bernard.

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